LE DIABLE AU CORPS, roman par Raymond Radiguet. Un volume in-16 double-couronne. Prix. . 6 fr. 75 Bernard Grasset, Ă©diteur. LE DIABLE AU CORPS, câest lâhistoire dâun enfant qui se voit aux prises avec une aventure dâhomme et sâanalyse sur place. Câest lâimpudeur charmante de lâenfance et tous ses mĂ©canismes secrets montrĂ©s au grand jour par un MaĂźtre de dix-sept ans. Câest aussi la guerre vue par des yeux dâenfant et, de ce seul point de vue, le livre de Raymond Radiguet paraĂźt mĂ©riter une place dans la littĂ©rature contemporaine. Mais, il y a plus, il semble vraiment que ce soit le premier roman dâune gĂ©nĂ©ration puisque, aussi bien, on appellera vraisemblablement dans lâavenir â gĂ©nĂ©ration de la guerre â, non pas la gĂ©nĂ©ration qui lâa faite, mais la gĂ©nĂ©ration qui en a reçu lâempreinte Ă lâĂąge oĂč les sensibilitĂ©s se dessinent et oĂč les caractĂšres se forment, empreinte obscure et non raisonnĂ©e, la seule vraisemblablement qui compte et qui reste. LE DIABLE AU CORPS va peut-ĂȘtre scandaliser bien des gens. Lâauteur le prĂ©voit, puisque, au dĂ©but mĂȘme de son roman, dans une sorte dâintroduction fort belle qui lâinaugure, on peut lire cette phrase â Que ceux qui dĂ©jĂ mâen veulent, se reprĂ©sentent ce que fut la guerre pour tant de trĂšs jeunes garçons Quatre ans de vacances. â Les Ă©crivains auxquels appartiendra de juger ce livre devront donc se dĂ©pouiller, sâils veulent ĂȘtre justes de la â sensibilitĂ© de guerre â qui ne doit pas peser sur le jugement dâune Ćuvre qui lui survivra. RAYMOND RADIGUET LE DIABLE AU CORPS ROMAN PARIS BERNARD GRASSET, ĂDITEUR 61, RUE DES SAINTS-PĂRES, 61 MCMXXIII Je vais encourir bien des reproches. Mais quây puis-je ? Est-ce ma faute si jâeus douze ans quelques mois avant la dĂ©claration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette pĂ©riode extraordinaire furent dâune sorte quâon nâĂ©prouve jamais Ă cet Ăąge ; mais comme il nâexiste rien dâassez fort pour nous vieillir malgrĂ© les apparences, câest en enfant que je devais me conduire dans une aventure oĂč dĂ©jĂ un homme eĂ»t Ă©prouvĂ© de lâembarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette Ă©poque un souvenir qui nâest pas celui de leurs aĂźnĂ©s. Que ceux qui dĂ©jĂ mâen veulent se reprĂ©sentent ce que fut la guerre pour tant de trĂšs jeunes garçons quatre ans de grandes vacances. Nous habitions Ă FâŠ, au bord de la Marne. Mes parents condamnaient plutĂŽt la camaraderie mixte. La sensualitĂ©, qui naĂźt avec nous et se manifeste encore aveugle, y gagna au lieu dây perdre. Je nâai jamais Ă©tĂ© un rĂȘveur. Ce qui semble rĂȘve aux autres, plus crĂ©dules, me paraissait Ă moi aussi rĂ©el que le fromage au chat, malgrĂ© la cloche de verre. Pourtant la cloche existe. La cloche se cassant, le chat en profite, mĂȘme si ce sont ses maĂźtres qui la cassent et sây coupent les mains. JusquâĂ douze ans, je ne me vois aucune amourette, sauf pour une petite fille, nommĂ©e Carmen, Ă qui je fis tenir, par un gamin plus jeune que moi, une lettre dans laquelle je lui exprimais mon amour. Je mâautorisais de cet amour pour solliciter un rendez-vous. Ma lettre lui avait Ă©tĂ© remise le matin avant quâelle ne se rendĂźt en classe. Jâavais distinguĂ© la seule fillette qui me ressemblĂąt, parce quâelle Ă©tait propre, et allait Ă lâĂ©cole accompagnĂ©e dâune petite sĆur, comme moi de mon petit frĂšre. Afin que ces deux tĂ©moins se tussent, jâimaginai de les marier, en quelque sorte. Ă ma lettre, jâen joignis donc une de la part de mon frĂšre, qui ne savait pas Ă©crire, pour Mlle Fauvette. Jâexpliquai Ă mon frĂšre mon entremise, et notre chance de tomber juste sur deux sĆurs de nos Ăąges et douĂ©es de noms de baptĂȘme aussi exceptionnels. Jâeus la tristesse de voir que je ne mâĂ©tais pas mĂ©pris sur le bon genre de Carmen, lorsquâaprĂšs avoir dĂ©jeunĂ©, avec mes parents qui me gĂątaient et ne me grondaient jamais, je rentrai en classe. Ă peine mes camarades Ă leurs pupitres, â moi en haut de la classe, accroupi pour prendre dans un placard, en ma qualitĂ© de premier, les volumes de la lecture Ă haute voix, â le directeur entra. Les Ă©lĂšves se levĂšrent. Il tenait une lettre Ă la main. Mes jambes flĂ©chirent, les volumes tombĂšrent, et je les ramassai, tandis que le directeur sâentretenait avec le maĂźtre. DĂ©jĂ , les Ă©lĂšves des premiers bancs se tournaient vers moi, Ă©carlate au fond de la classe, car ils entendaient chuchoter mon nom. Enfin le directeur mâappela, et pour me punir finement, tout en nâĂ©veillant, croyait-il, aucune mauvaise idĂ©e chez les Ă©lĂšves, me fĂ©licita dâavoir Ă©crit une lettre de douze lignes sans aucune faute. Il me demanda si je lâavais bien Ă©crite seul, puis il me pria de le suivre dans son bureau. Nous nây allĂąmes point. Il me morigĂ©na dans la cour, sous lâaverse. Ce qui troubla fort mes notions de morale, fut quâil considĂ©rait comme aussi grave dâavoir compromis la jeune fille dont les parents lui avaient communiquĂ© ma dĂ©claration, que dâavoir dĂ©robĂ© une feuille de papier Ă lettres. Il me menaça dâenvoyer cette feuille chez moi. Je le suppliai de nâen rien faire. Il cĂ©da, mais me dit quâil conservait la lettre, et quâĂ la premiĂšre rĂ©cidive, il ne pourrait plus cacher ma mauvaise conduite. Ce mĂ©lange dâeffronterie et de timiditĂ© dĂ©routait les miens et les trompait, comme, Ă lâĂ©cole, ma facilitĂ©, vĂ©ritable paresse, me faisait prendre pour un bon Ă©lĂšve. Je rentrai en classe. Le professeur, ironique, mâappela Don Juan. Jâen fus extrĂȘmement flattĂ©, surtout de ce quâil me citĂąt le nom dâune Ćuvre que je connaissais et que ne connaissaient pas mes camarades. Son Bonjour, Don Juan » et mon sourire entendu transformĂšrent la classe Ă mon Ă©gard. Peut-ĂȘtre avait-elle dĂ©jĂ su que jâavais chargĂ© un enfant des petites classes de porter une lettre Ă une fille », comme disent les Ă©coliers dans leur dur langage. Cet enfant sâappelait Messager ; je ne lâavais pas Ă©lu dâaprĂšs son nom, mais, quand mĂȘme, ce nom mâavait inspirĂ© confiance. Ă une heure, jâavais suppliĂ© le directeur de ne rien dire Ă mon pĂšre ; Ă quatre, je brĂ»lais de lui raconter tout. Rien ne mây obligeait. Je mettrais cet aveu sur le compte de la franchise. Sachant que mon pĂšre ne se fĂącherait pas, jâĂ©tais, somme toute, ravi quâil connĂ»t ma prouesse. Jâavouai donc, ajoutant avec orgueil que le directeur mâavait promis une discrĂ©tion absolue comme Ă une grande personne. Mon pĂšre voulait savoir si je nâavais pas forgĂ© de toutes piĂšces ce roman dâamour. Il vint chez le directeur. Au cours de cette visite, il parla incidemment de ce quâil croyait ĂȘtre une farce. â Quoi ? dit alors le directeur surpris et trĂšs ennuyĂ© ; il vous a racontĂ© cela ? Il mâavait suppliĂ© de me taire, disant que vous le tueriez. Ce mensonge du directeur lâexcusait ; il contribua encore Ă mon ivresse dâhomme. Jây gagnai sĂ©ance tenante lâestime de mes camarades et des clignements dâyeux du maĂźtre. Le directeur cachait sa rancune. Le malheureux ignorait ce que je savais dĂ©jĂ mon pĂšre, choquĂ© par sa conduite, avait dĂ©cidĂ© de me laisser finir mon annĂ©e scolaire, et de me reprendre. Nous Ă©tions alors au commencement de juin. Ma mĂšre ne voulant pas que cela influĂąt sur mes prix, mes couronnes, se rĂ©servait de dire la chose, aprĂšs la distribution. Ce jour venu, grĂące Ă une injustice du directeur qui craignait confusĂ©ment les suites de son mensonge, seul de la classe, je reçus la couronne dâor que mĂ©ritait aussi le prix dâexcellence. Mauvais calcul lâĂ©cole y perdit ses deux meilleurs Ă©lĂšves, car le pĂšre du prix dâexcellence retira son fils. Des Ă©lĂšves comme nous servaient dâappeaux pour en attirer dâautres. Ma mĂšre me jugeait trop jeune pour aller Ă Henri IV. Dans son esprit, cela voulait dire pour prendre le train. Je restai deux ans Ă la maison et travaillai seul. Je me promettais des joies sans borne, car, rĂ©ussissant Ă faire en quatre heures le travail que ne fournissaient pas en deux jours mes anciens condisciples, jâĂ©tais libre plus de la moitiĂ© du jour. Je me promenais seul au bord de la Marne qui Ă©tait tellement notre riviĂšre que mes sĆurs disaient, en parlant de la Seine, une Marne ». Jâallais mĂȘme dans le bateau de mon pĂšre, malgrĂ© sa dĂ©fense ; mais je ne ramais pas, et sans mâavouer que ma peur nâĂ©tait pas celle de lui dĂ©sobĂ©ir, mais la peur tout court. Je lisais, couchĂ© dans ce bateau. En 1913 et 1914, deux cents livres y passent. Point ce que lâon nomme de mauvais livres, mais plutĂŽt les meilleurs, sinon pour lâesprit, du moins pour le mĂ©rite. Aussi, bien plus tard, Ă lâĂąge oĂč lâadolescence mĂ©prise les livres de la BibliothĂšque rose, je pris goĂ»t Ă leur charme enfantin, alors quâĂ cette Ă©poque je ne les aurais voulu lire pour rien au monde. Le dĂ©savantage de ces rĂ©crĂ©ations alternant avec le travail Ă©tait de transformer pour moi toute lâannĂ©e en fausses vacances. Ainsi, mon travail de chaque jour Ă©tait-il peu de chose, mais comme, travaillant moins de temps que les autres, je travaillais en plus pendant leurs vacances, ce peu de chose Ă©tait le bouchon de liĂšge quâun chat garde toute sa vie au bout de la queue, alors quâil prĂ©fĂ©rerait sans doute un mois de casserole. Les vraies vacances approchaient, et je mâen occupais fort peu puisque câĂ©tait pour moi le mĂȘme rĂ©gime. Le chat regardait toujours le fromage sous la cloche. Mais vint la guerre. Elle brisa la cloche. Les maĂźtres eurent dâautres chats Ă fouetter et le chat se rĂ©jouit. Ă vrai dire chacun se rĂ©jouissait en France. Les enfants, leurs livres de prix sous le bras, se pressaient devant les affiches. Les mauvais Ă©lĂšves profitaient du dĂ©sarroi des familles. Nous allions chaque jour, aprĂšs dĂźner, Ă la gare de JâŠ, Ă deux kilomĂštres de chez nous, voir passer les trains militaires. Nous emportions des campanules et nous les lancions aux soldats. Des dames en blouse versaient du vin rouge dans les bidons et en rĂ©pandaient des litres sur le quai jonchĂ© de fleurs. Tout cet ensemble me laisse un souvenir de feu dâartifice. Et jamais tant de vin gaspillĂ©, de fleurs mortes. Il fallut pavoiser les fenĂȘtres de notre maison. BientĂŽt, nous nâallĂąmes plus Ă J⊠Mes frĂšres et mes sĆurs commençaient dâen vouloir Ă la guerre, ils la trouvaient longue. Elle leur supprimait le bord de la mer. HabituĂ©s Ă se lever tard, il leur fallait acheter les journaux Ă six heures. Pauvre distraction ! Mais vers le vingt aoĂ»t, ces jeunes monstres reprennent espoir. Au lieu de quitter la table oĂč les grandes personnes sâattardent, ils y restent pour entendre mon pĂšre parler de dĂ©part. Sans doute nây aurait-il plus de moyens de transport. Il faudrait voyager trĂšs loin Ă bicyclette. Mes frĂšres plaisantent ma petite sĆur. Les roues de sa bicyclette ont Ă peine quarante centimĂštres de diamĂštre On te laissera seule sur la route. » Ma sĆur sanglote. Mais quel entrain pour astiquer les machines ! Plus de paresse. Ils proposent de rĂ©parer la mienne. Ils se lĂšvent dĂšs lâaube pour connaĂźtre les nouvelles. Tandis que chacun sâĂ©tonne, je dĂ©couvre enfin les mobiles de ce patriotisme un voyage Ă bicyclette ! jusquâĂ la mer ! et une mer plus loin, plus jolie que dâhabitude. Ils eussent brĂ»lĂ© Paris pour partir plus vite. Ce qui terrifiait lâEurope Ă©tait devenu leur unique espoir. LâĂ©goĂŻsme des enfants est-il si diffĂ©rent du nĂŽtre ? LâĂ©tĂ©, Ă la campagne, nous maudissons la pluie qui tombe, et les cultivateurs la rĂ©clament. Il est rare quâun cataclysme se produise sans phĂ©nomĂšnes avant-coureurs. Lâattentat autrichien, lâorage du procĂšs Caillaux rĂ©pandaient une atmosphĂšre irrespirable, propice Ă lâextravagance. Aussi, mon vrai souvenir de guerre prĂ©cĂšde la guerre. Voici comment. Nous nous moquions, mes frĂšres et moi, dâun de nos voisins, bonhomme grotesque, nain Ă barbiche blanche et Ă capuchon, conseiller municipal, nommĂ© MarĂ©chaud. Tout le monde lâappelait le pĂšre MarĂ©chaud. Bien que porte Ă porte, nous nous dĂ©fendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort quâun jour, nây tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit Eh bien ! on ne salue pas un conseiller municipal ! » Nous nous sauvĂąmes. Ă partir de cette impertinence, les hostilitĂ©s furent dĂ©clarĂ©es. Mais que pouvait contre nous un conseiller municipal ? En revenant de lâĂ©cole, et en y allant, mes frĂšres tiraient sa sonnette, avec dâautant plus dâaudace que le chien, qui pouvait avoir mon Ăąge, nâĂ©tait pas Ă craindre. La veille du 14 juillet 1914, en allant Ă la rencontre de mes frĂšres, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement devant la grille des MarĂ©chaud. Quelques tilleuls Ă©laguĂ©s cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de lâaprĂšs-midi, leur jeune bonne Ă©tant devenue folle se rĂ©fugiait sur le toit et refusait de descendre. DĂ©jĂ les MarĂ©chaud, Ă©pouvantĂ©s par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de cette folle sur un toit sâaugmentait de ce que la maison parĂ»t abandonnĂ©e. Des gens criaient, sâindignaient que ses maĂźtres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait sur les tuiles, sans, dâailleurs, avoir lâair dâune ivrogne. Jâeusse voulu pouvoir rester lĂ toujours, mais notre bonne envoyĂ©e par ma mĂšre vint nous rappeler au travail. Sans cela je serais privĂ© de fĂȘte. Je partis la mort dans lâĂąme, et priant Dieu que la bonne fĂ»t encore sur le toit, lorsque jâirais chercher mon pĂšre Ă la gare. Elle Ă©tait Ă son poste, mais les rares passants revenaient de Paris, se dĂ©pĂȘchaient pour rentrer dĂźner, et ne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient quâune minute distraite. Du reste, jusquâici, pour la bonne, il ne sâagissait encore que de rĂ©pĂ©tition plus ou moins publique. Elle devait dĂ©buter le soir, selon lâusage, les girandoles lumineuses lui formant une vĂ©ritable rampe. Il y avait Ă la fois celle de lâavenue et celles du jardin, car les MarĂ©chaud, malgrĂ© leur absence feinte, nâavaient osĂ© se dispenser dâilluminer, comme notables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavoisĂ©, une femme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cette femme inhumaine, gutturale, dâune douceur qui donnait la chair de poule. Les pompiers dâune petite commune Ă©tant des volontaires », ils sâoccupent tout le jour dâautre chose que de pompes. Câest le laitier, le pĂątissier, le serrurier, qui, leur travail fini, viendront Ă©teindre lâincendie, sâil ne sâest pas Ă©teint de lui-mĂȘme. DĂšs la mobilisation, nos pompiers formĂšrent en outre une sorte de milice mystĂ©rieuse faisant des patrouilles, des manĆuvres, et des rondes de nuit. Ces braves arrivĂšrent enfin et fendirent la foule. Une femme sâavança. CâĂ©tait lâĂ©pouse dâun conseiller municipal, adversaire de MarĂ©chaud, et qui depuis quelques minutes, sâapitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine. Essayez de la prendre par la douceur elle en est tellement privĂ©e, la pauvre petite, dans cette maison, oĂč on la bat. Surtout, si câest la crainte dâĂȘtre renvoyĂ©e, de se trouver sans place, qui la fait agir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai ses gages. » Cette charitĂ© bruyante produisit un effet mĂ©diocre sur la foule. La dame lâennuyait. On ne pensait quâĂ la capture. Les pompiers, au nombre de six, escaladĂšrent la grille, cernĂšrent la maison, grimpant de tous les cĂŽtĂ©s. Mais Ă peine lâun dâeux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants Ă Guignol, se mit Ă vocifĂ©rer, Ă prĂ©venir la victime. â Taisez-vous donc ! criait la dame, ce qui excitait les En voilĂ un ! En voilĂ un ! » du public. Ă ces cris, la folle, sâarmant de tuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au faĂźte. Les cinq autres redescendirent aussitĂŽt. Tandis que les tirs, les manĂšges, les baraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu de clientĂšle, une nuit oĂč la recette devait ĂȘtre fructueuse, les plus hardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre la chasse. La folle disait des choses que jâai oubliĂ©es, avec cette profonde mĂ©lancolie rĂ©signĂ©e que donne aux voix la certitude quâon a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui prĂ©fĂ©raient ce spectacle Ă la foire, voulaient cependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblants que la folle fĂ»t prise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois. Dâautres, plus sages, installĂ©s sur les branches des tilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaient dâallumer des feux de Bengale, des pĂ©tards. On imagine lâangoisse du couple MarĂ©chaud chez soi, enfermĂ© au milieu de ce bruit et de ces lueurs. Le conseiller municipal, Ă©poux de la dame charitable, grimpĂ© sur le petit mur de la grille, improvisait un discours sur la couardise des propriĂ©taires. On lâapplaudit. Croyant que câĂ©tait elle quâon applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait quâon lâeĂ»t enfin comprise. Je pensai Ă quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre. La foule se dispersait, un peu lasse. Jâavais voulu rester avec mon pĂšre, tandis que ma mĂšre, pour assouvir ce besoin de mal de cĆur quâont les enfants, conduisait les siens de manĂšge en montagnes russes. Certes, jâĂ©prouvais cet Ă©trange besoin plus vivement que mes frĂšres. Jâaimais que mon cĆur batte vite et irrĂ©guliĂšrement. Ce spectacle, dâune poĂ©sie profonde, me satisfaisait davantage. Comme tu es pĂąle », avait dit ma mĂšre. Je trouvai le prĂ©texte des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte. â Je crains tout de mĂȘme que cela lâimpressionne trop, dit-elle Ă mon pĂšre. â Oh, rĂ©pondit-il, personne nâest plus insensible. Il peut regarder nâimporte quoi, sauf un lapin quâon Ă©corche. Mon pĂšre disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais quâil le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses Ă©paules pour mieux voir. En rĂ©alitĂ©, jâallais mâĂ©vanouir, mes jambes ne me portaient plus. Maintenant on ne comptait quâune vingtaine de personnes. Nous entendĂźmes les clairons. CâĂ©tait la retraite aux flambeaux. Cent torches Ă©clairaient soudain la folle, comme, aprĂšs la lumiĂšre douce des rampes, le magnĂ©sium Ă©clate pour photographier une nouvelle Ă©toile. Alors, agitant ses mains en signe dâadieu, et croyant Ă la fin du monde, ou simplement, quâon allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas Ă©pouvantable, pour venir sâaplatir sur les marches de pierre. Jusquâici jâavais essayĂ© de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le cĆur me manquĂąt. Mais quand jâentendis des gens crier Elle vit encore », je tombai, sans connaissance, des Ă©paules de mon pĂšre. Revenu Ă moi, il mâentraĂźna au bord de la Marne. Nous y restĂąmes trĂšs tard, en silence, allongĂ©s dans lâherbe. Au retour, je crus voir derriĂšre la grille une silhouette blanche, le fantĂŽme de la bonne ! CâĂ©tait le pĂšre MarĂ©chaud en bonnet de coton, contemplant les dĂ©gĂąts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige dĂ©truit. Si jâinsiste sur un tel Ă©pisode, câest quâil fait comprendre mieux que tout autre lâĂ©trange pĂ©riode de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poĂ©sie des choses. Nous entendĂźmes le canon. On se battait prĂšs de Meaux. On racontait mĂȘme que des uhlans avaient Ă©tĂ© capturĂ©s prĂšs de Lagny, Ă quinze kilomĂštres de chez nous. Tandis que ma tante parlait dâune amie enfuie dĂšs les premiers jours, aprĂšs avoir enterrĂ© dans son jardin des pendules, des boĂźtes de sardines, je demandai Ă mon pĂšre le moyen dâemporter nos vieux livres ; câest ce quâil me coĂ»tait le plus de perdre. Enfin, au moment oĂč nous nous apprĂȘtions Ă la fuite, les journaux nous apprirent que câĂ©tait inutile. Mes sĆurs, maintenant, allaient Ă J⊠porter des paniers de poires aux blessĂ©s. Elles avaient dĂ©couvert un dĂ©dommagement, mĂ©diocre il est vrai, Ă tous leurs beaux projets Ă©croulĂ©s. Quand elles arrivaient Ă JâŠ, les paniers Ă©taient presque vides ! Je devais entrer au lycĂ©e Henri IV ; mais mon pĂšre prĂ©fĂ©ra me garder encore un an Ă la campagne. Ma seule distraction de ce morne hiver fut de courir chez notre marchande de journaux, pour ĂȘtre sĂ»r dâavoir un exemplaire du Mot, journal qui me plaisait et paraissait le samedi. Ce jour-lĂ , je nâĂ©tais jamais levĂ© tard. Mais le printemps arriva, quâĂ©gayĂšrent mes premiĂšres incartades. Sous prĂ©texte de quĂȘtes, ce printemps, plusieurs fois, je me promenai, endimanchĂ©, une jeune personne Ă ma droite. Je tenais le tronc ; elle, la corbeille dâinsignes. DĂšs la seconde quĂȘte, des confrĂšres mâapprirent Ă profiter de ces journĂ©es libres oĂč lâon me jetait dans les bras dâune petite fille. DĂšs lors, nous nous empressions de recueillir, le matin, le plus dâargent possible, remettions Ă midi notre rĂ©colte Ă la dame patronnesse et allions toute la journĂ©e polissonner sur les coteaux de ChenneviĂšres. Pour la premiĂšre fois, jâeus un ami. Jâaimais Ă quĂȘter avec sa sĆur. Pour la premiĂšre fois, je mâentendais avec un garçon aussi prĂ©coce que moi, admirant mĂȘme sa beautĂ©, son effronterie. Notre mĂ©pris commun pour ceux de notre Ăąge nous rapprochait encore. Nous seuls, nous jugions capables de comprendre les choses ; et, enfin, nous seuls nous trouvions dignes des femmes. Nous nous croyions des hommes. Par chance nous nâallions pas ĂȘtre sĂ©parĂ©s. RenĂ© allait dĂ©jĂ au lycĂ©e Henri IV, et je serais dans sa classe, en troisiĂšme. Il ne devait pas apprendre le grec ; il me fit cet extrĂȘme sacrifice de convaincre ses parents de le lui laisser apprendre. Ainsi nous serions toujours ensemble. Comme il nâavait pas fait sa premiĂšre annĂ©e, câĂ©tait sâobliger Ă des rĂ©pĂ©titions particuliĂšres. Les parents de RenĂ© nây comprirent rien, qui, lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, devant ses supplications, avaient consenti Ă ce quâil nâĂ©tudiĂąt pas le grec. Ils y virent lâeffet de ma bonne influence, et, sâils supportaient ses autres camarades, jâĂ©tais, du moins, le seul ami quâils approuvassent. Pour la premiĂšre fois, nul jour des vacances de cette annĂ©e ne me fut pesant. Je connus donc que personne nâĂ©chappe Ă son Ăąge, et que mon dangereux mĂ©pris sâĂ©tait fondu comme glace dĂšs que quelquâun avait bien voulu prendre garde Ă moi, de la façon qui me convenait. Nos communes avances raccourcirent de moitiĂ© la route que lâorgueil de chacun de nous avait Ă faire. Le jour de la rentrĂ©e des classes, RenĂ© me fut un guide prĂ©cieux. Avec lui tout me devenait plaisir et moi qui, seul, ne pouvais avancer dâun pas, jâaimais faire Ă pied, deux fois par jour, le trajet qui sĂ©pare Henri IV de la gare de la Bastille, oĂč nous prenions notre train. Trois ans passĂšrent ainsi, sans autre amitiĂ©, et sans autre espoir que les polissonneries du jeudi, â avec les petites filles que les parents de mon ami nous fournissaient innocemment, invitant ensemble Ă goĂ»ter les amis de leur fils et les amies de leur fille, â menues faveurs que nous dĂ©robions, et quâelles nous dĂ©robaient, sous prĂ©texte de jeux Ă gages. La belle saison venue, mon pĂšre aimait Ă nous emmener, mes frĂšres et moi, dans de longues promenades. Un de nos buts favoris Ă©tait Ormesson, et de suivre le Morbras, riviĂšre large dâun mĂštre, traversant des prairies oĂč poussent des fleurs quâon ne rencontre nulle part ailleurs, et dont jâai oubliĂ© le nom. Des touffes de cresson ou de menthe cachent au pied qui se hasarde lâendroit oĂč commence lâeau. La riviĂšre charrie au printemps des milliers de pĂ©tales blancs et roses. Ce sont les aubĂ©pines. Un dimanche dâavril 1917, comme cela nous arrivait souvent, nous prĂźmes le train pour La Varenne, dâoĂč nous devions nous rendre Ă pied Ă Ormesson. Mon pĂšre me dit que nous retrouverions Ă La Varenne des gens agrĂ©ables, les Grangier. Je les connaissais pour avoir vu le nom de leur fille, Marthe, dans le catalogue dâune exposition de peinture. Un jour, jâavais entendu mes parents parler de la visite dâun M. Grangier. Il Ă©tait venu, avec un carton empli des Ćuvres de sa fille, ĂągĂ©e de dix-huit ans. Marthe Ă©tait malade. Son pĂšre aurait voulu lui faire une surprise que ses aquarelles figurassent dans une exposition de charitĂ© dont ma mĂšre Ă©tait prĂ©sidente. Ces aquarelles Ă©taient sans nulle recherche ; on y sentait la bonne Ă©lĂšve de cours de dessin, tirant la langue, lĂ©chant les pinceaux. Sur le quai de la gare de La Varenne, les Grangier nous attendaient. M. et Mme Grangier devaient ĂȘtre du mĂȘme Ăąge, approchant de la cinquantaine. Mais Mme Grangier paraissait lâaĂźnĂ©e de son mari ; son inĂ©lĂ©gance, sa taille courte, firent quâelle me dĂ©plut au premier coup dâĆil. Au cours de cette promenade, je devais remarquer quâelle fronçait souvent les sourcils, ce qui couvrait son front de rides auxquelles il fallait une minute pour disparaĂźtre. Afin quâelle eĂ»t tous les motifs de me dĂ©plaire, sans que je me reprochasse dâĂȘtre injuste, je souhaitais quâelle employĂąt des façons de parler assez communes. Sur ce point, elle me déçut. Le pĂšre, lui, avait lâair dâun brave homme, ancien sous-officier, adorĂ© de ses soldats. Mais oĂč Ă©tait Marthe ? Je tremblais Ă la perspective dâune promenade sans autre compagnie que celle de ses parents. Elle devait venir par le prochain train, dans un quart dâheure, expliqua Mme Grangier, nâayant pu ĂȘtre prĂȘte Ă temps. Son frĂšre arriverait avec elle ». Quand le train entra en gare, Marthe Ă©tait debout sur le marchepied du wagon. Attends bien que le train sâarrĂȘte » lui cria sa mĂšre⊠Cette imprudente me charma. Sa robe, son chapeau trĂšs simples, prouvaient son peu dâestime pour lâopinion des inconnus. Elle donnait la main Ă un petit garçon qui paraissait avoir onze ans. CâĂ©tait son frĂšre, enfant pĂąle, aux cheveux dâalbinos, et dont tous les gestes trahissaient la maladie. Sur la route, Marthe et moi marchions en tĂȘte. Mon pĂšre marchait derriĂšre, entre les Grangier. Mes frĂšres, eux, bĂąillaient, avec ce nouveau petit camarade chĂ©tif, Ă qui lâon dĂ©fendait de courir. Comme je complimentais Marthe sur ses aquarelles, elle me rĂ©pondit modestement que câĂ©taient des Ă©tudes. Elle nây attachait aucune importance. Elle me montrerait mieux, des fleurs stylisĂ©es ». Je jugeai bon, pour la premiĂšre fois, de ne pas lui dire que je trouvais ces sortes de fleurs ridicules. Sous son chapeau, elle ne pouvait bien me voir. Moi, je lâobservais. â Vous ressemblez peu Ă madame votre mĂšre, lui dis-je. CâĂ©tait un madrigal. â On me le dit quelquefois ; mais quand vous viendrez Ă la maison, je vous montrerai des photographies de maman lorsquâelle Ă©tait jeune, je lui ressemble beaucoup. Je fus attristĂ© de cette rĂ©ponse, et je priai Dieu de ne point voir Marthe quand elle aurait lâĂąge de sa mĂšre. Voulant dissiper le malaise de cette rĂ©ponse pĂ©nible, et ne comprenant pas que, pĂ©nible, elle ne pouvait lâĂȘtre que pour moi, puisque heureusement Marthe ne voyait point sa mĂšre avec mes yeux, je lui dis â Vous avez tort de vous coiffer de la sorte, les cheveux lisses vous iraient mieux. Je restai terrifiĂ©, nâayant jamais dit pareille chose Ă une femme. Je pensais Ă la façon dont jâĂ©tais coiffĂ©, moi. â Vous pourrez le demander Ă maman comme si elle avait besoin de se justifier ! ; dâhabitude je ne me coiffe pas si mal, mais jâĂ©tais dĂ©jĂ en retard et je craignais de manquer le second train. Dâailleurs, je nâavais pas lâintention dâĂŽter mon chapeau. Quelle fille Ă©tait-ce donc, pensais-je, pour admettre quâun gamin la querelle Ă propos de ses mĂšches ? » Jâessayais de deviner ses goĂ»ts en littĂ©rature ; je fus heureux quâelle connĂ»t Baudelaire et Verlaine, charmĂ© de la façon dont elle aimait Baudelaire, qui nâĂ©tait pourtant pas la mienne. Jây discernais une rĂ©volte. Ses parents avaient fini par admettre ses goĂ»ts. Marthe leur en voulait que ce fĂ»t par tendresse. Son fiancĂ©, dans ses lettres, lui parlait de ce quâil lisait, et sâil lui conseillait certains livres, il lui en dĂ©fendait dâautres. Il lui avait dĂ©fendu Les Fleurs du Mal. DĂ©sagrĂ©ablement surpris dâapprendre quâelle Ă©tait fiancĂ©e, je me rĂ©jouis de savoir quâelle dĂ©sobĂ©issait Ă un soldat assez nigaud pour craindre Baudelaire. Je fus heureux de sentir quâil devait souvent choquer Marthe. AprĂšs la premiĂšre surprise dĂ©sagrĂ©able, je me fĂ©licitai de son Ă©troitesse, dâautant mieux que jâeusse craint, sâil avait lui aussi goĂ»tĂ© Les Fleurs du Mal, que leur futur appartement ressemblĂąt Ă celui de La Mort des Amants. Je me demandai ensuite ce que cela pouvait bien me faire. Son fiancĂ© lui avait aussi dĂ©fendu les acadĂ©mies de dessin. Moi qui nây allais jamais, je lui proposai de lây conduire, ajoutant que jây travaillais souvent. Mais, craignant ensuite que mon mensonge fĂ»t dĂ©couvert, je la priai de nâen point parler Ă mon pĂšre. Il ignorait, dis-je, que je manquais des cours de gymnastique pour me rendre Ă la Grande-ChaumiĂšre. Car je ne voulais pas quâelle pĂ»t se figurer que je cachais lâacadĂ©mie Ă mes parents, parce quâils me dĂ©fendaient de voir des femmes nues. JâĂ©tais heureux quâil se fĂźt un secret entre nous, et moi, timide, me sentais dĂ©jĂ tyrannique avec elle. JâĂ©tais fier aussi dâĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© Ă la campagne, car nous nâavions pas encore fait allusion au dĂ©cor de notre promenade. Quelquefois ses parents lâappelaient Regarde, Marthe, Ă ta droite, comme les coteaux de ChenneviĂšres sont jolis », ou bien, son frĂšre sâapprochait dâelle et lui demandait le nom dâune fleur quâil venait de cueillir. Elle leur accordait dâattention distraite juste assez pour quâils ne se fĂąchassent point. Nous nous assĂźmes dans les prairies dâOrmesson. Dans ma candeur, je regrettais dâavoir Ă©tĂ© si loin, et dâavoir tellement prĂ©cipitĂ© les choses. AprĂšs une conversation moins sentimentale, plus naturelle, pensai-je, je pourrais Ă©blouir Marthe, et mâattirer la bienveillance de ses parents, en racontant le passĂ© de ce village. » Je mâen abstins. Je croyais avoir des raisons profondes, et pensais quâaprĂšs tout ce qui sâĂ©tait passĂ©, une conversation tellement en dehors de nos inquiĂ©tudes communes ne pourrait que rompre le charme. Je croyais quâil sâĂ©tait passĂ© des choses graves. CâĂ©tait dâailleurs vrai, simplement, je le sus dans la suite, parce que Marthe avait faussĂ© notre conversation dans le mĂȘme sens que moi. Mais moi qui ne pouvais mâen rendre compte, je me figurais lui avoir adressĂ© des paroles significatives. Je croyais avoir dĂ©clarĂ© mon amour Ă une personne insensible. Jâoubliais que M. et Mme Grangier eussent pu entendre sans le moindre inconvĂ©nient tout ce que jâavais dit Ă leur fille ; mais moi aurais-je pu le lui dire en leur prĂ©sence ? â Marthe ne mâintimide pas, me rĂ©pĂ©tais-je. Donc, seuls ses parents et mon pĂšre mâempĂȘchent de me pencher sur son cou, et de lâembrasser. ProfondĂ©ment en moi, un autre garçon se fĂ©licitait de ces trouble-fĂȘte. Celui-ci pensait â Quelle chance que je ne me trouve pas seul avec elle ! Car je nâoserais pas davantage lâembrasser, et nâaurais aucune excuse. Ainsi triche le timide. Nous reprenions le train Ă la gare de Sucy. Ayant une bonne demi-heure Ă lâattendre, nous nous assĂźmes Ă la terrasse dâun cafĂ©. Je dus subir les compliments de Mme Grangier. Ils mâhumiliaient. Ils rappelaient Ă sa fille que je nâĂ©tais encore quâun lycĂ©en, qui passerait son baccalaurĂ©at dans un an. Marthe voulut boire de la grenadine ; jâen commandai aussi. Le matin encore, je me serais cru dĂ©shonorĂ© en buvant de la grenadine. Mon pĂšre nây comprenait rien. Il me laissait toujours servir des apĂ©ritifs. Je tremblai quâil me plaisantĂąt sur ma sagesse. Il le fit, mais Ă mots couverts, de façon que Marthe ne devinĂąt pas que je buvais de la grenadine pour faire comme elle. ArrivĂ©s Ă FâŠ, nous dĂźmes adieu aux Grangier. Je promis Ă Marthe de lui porter le jeudi suivant la collection du journal Le Mot et Une Saison en enfer. â Encore un titre qui plairait Ă mon fiancĂ© ! Elle riait. â Voyons, Marthe ! dit, fronçant les sourcils, sa mĂšre quâun tel manque de soumission choquait toujours. Mon pĂšre et mes frĂšres sâĂ©taient ennuyĂ©s, quâimporte ! Le bonheur est Ă©goĂŻste. Le lendemain, au lycĂ©e, je nâĂ©prouvai pas le besoin de raconter Ă RenĂ©, Ă qui je disais tout, ma journĂ©e du dimanche. Mais je nâĂ©tais pas dâhumeur Ă supporter quâil me raillĂąt de nâavoir pas embrassĂ© Marthe en cachette. Autre chose mâĂ©tonnait ; câest quâaujourdâhui je trouvai RenĂ© moins diffĂ©rent de mes camarades. Ressentant de lâamour pour Marthe, jâen ĂŽtais Ă RenĂ©, Ă mes parents, Ă mes sĆurs. Je me promettais bien cet effort de volontĂ© de ne pas venir la voir avant le jour de notre rendez-vous. Pourtant, le mardi soir, ne pouvant attendre, je sus trouver Ă ma faiblesse de bonnes excuses qui me permissent de porter aprĂšs-dĂźner le livre et les journaux. Dans cette impatience, Marthe verrait la preuve de mon amour, disais-je, et si elle refuse de la voir, je saurais bien lây contraindre. Pendant un quart dâheure, je courus comme un fou jusquâĂ sa maison. Alors, craignant de la dĂ©ranger pendant son repas, jâattendis, en nage, dix minutes, devant la grille. Je pensais que pendant ce temps, mes palpitations de cĆur sâarrĂȘteraient. Elles augmentaient, au contraire. Je manquai tourner bride, mais depuis quelques minutes, dâune fenĂȘtre voisine, une femme me regardait curieusement, voulant savoir ce que je faisais, rĂ©fugiĂ© contre cette porte. Elle me dĂ©cida. Je sonnai. Jâentrai dans la maison. Je demandai Ă la domestique si Madame Ă©tait chez elle. Presque aussitĂŽt, Mme Grangier parut dans la petite piĂšce oĂč lâon mâavait introduit. Je sursautai, comme si la domestique eĂ»t dĂ» comprendre que jâavais demandĂ© Madame » par convenance et que je venais voir Mademoiselle ». Rougissant, je priai Mme Grangier de mâexcuser de la dĂ©ranger Ă pareille heure, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© une heure du matin ne pouvant venir jeudi jâapportais le livre et les journaux Ă sa fille. â Cela tombe Ă merveille, me dit Mme Grangier, car Marthe nâaurait pas pu vous recevoir. Son fiancĂ© a obtenu une permission, quinze jours plus tĂŽt quâil ne pensait. Il est arrivĂ© hier, et Marthe dĂźne ce soir chez ses futurs beaux-parents. Je mâen allai donc, et puisque je nâavais plus de chance de la revoir jamais, croyais-je, mâefforçais de ne plus penser Ă Marthe, et, par cela mĂȘme, ne pensant quâĂ elle. Pourtant, un mois aprĂšs, un matin, sautant de mon wagon Ă la gare de la Bastille, je la vis qui descendait dâun autre. Elle allait choisir dans des magasins diffĂ©rentes choses, en vue de son mariage. Je lui demandai de mâaccompagner jusquâĂ Henri IV. â Tiens, dit-elle, lâannĂ©e prochaine, quand vous serez en seconde, vous aurez mon beau-pĂšre pour professeur de gĂ©ographie. VexĂ© quâelle me parlĂąt Ă©tudes, comme si aucune autre conversation nâeĂ»t Ă©tĂ© de mon Ăąge, je lui rĂ©pondis aigrement que ce serait assez drĂŽle. Elle fronça les sourcils. Je pensai Ă sa mĂšre. Nous arrivions Ă Henri IV, et, ne voulant pas la quitter sur ces paroles que je croyais blessantes, je dĂ©cidai dâentrer en classe une heure plus tard, aprĂšs le cours de dessin. Je fus heureux quâen cette circonstance Marthe ne montrĂąt pas de sagesse, ne me fĂźt aucun reproche, et, plutĂŽt, semblĂąt me remercier dâun tel sacrifice, en rĂ©alitĂ© nul. Je lui fus reconnaissant quâen Ă©change elle ne me proposĂąt point de lâaccompagner dans ses courses, mais quâelle me donnĂąt son temps comme je lui donnais le mien. Nous Ă©tions maintenant dans le jardin du Luxembourg ; neuf heures sonnĂšrent Ă lâhorloge du SĂ©nat. Je renonçai au lycĂ©e. Jâavais dans ma poche, par miracle, plus dâargent que nâen a dâhabitude un collĂ©gien en deux ans, ayant la veille vendu mes timbres-poste les plus rares Ă la Bourse aux timbres, qui se tient derriĂšre le Guignol des Champs-ĂlysĂ©es. Au cours de la conversation, Marthe mâayant appris quâelle dĂ©jeunait chez ses beaux-parents, je dĂ©cidai de la rĂ©soudre Ă rester avec moi. La demie de neuf heures sonnait. Marthe sursauta, point encore habituĂ©e Ă ce quâon abandonnĂąt pour elle tous ses devoirs, fussent-ils des devoirs de classe. Mais, voyant que je restais sur ma chaise de fer, elle nâeut pas le courage de me rappeler que jâaurais dĂ» ĂȘtre assis sur les bancs de Henri IV. Nous restions immobiles. Ainsi doit ĂȘtre le bonheur. Un chien sauta du bassin et se secoua. Marthe se leva, comme quelquâun qui, aprĂšs la sieste, et le visage encore enduit de sommeil, secoue ses rĂȘves. Elle faisait avec ses bras des mouvements de gymnastique. Jâen augurai mal pour notre entente. â Ces chaises sont trop dures, me dit-elle, comme pour sâexcuser dâĂȘtre debout. Elle portait une robe de foulard, chiffonnĂ©e depuis quâelle sâĂ©tait assise. Je ne pus mâempĂȘcher dâimaginer les dessins que le cannage imprime sur la peau. â Allons, accompagnez-moi dans les magasins, puisque vous ĂȘtes dĂ©cidĂ© Ă ne pas aller en classe, dit Marthe, faisant pour la premiĂšre fois allusion Ă ce que je nĂ©gligeais pour elle. Je lâaccompagnai dans plusieurs maisons de lingerie, lâempĂȘchant de commander ce qui lui plaisait et ne me plaisait pas ; par exemple, Ă©vitant le rose, qui mâimportune, et qui Ă©tait sa couleur favorite. AprĂšs ces premiĂšres victoires, il fallait obtenir de Marthe quâelle ne dĂ©jeunĂąt pas chez ses beaux-parents. Ne pensant pas quâelle pouvait leur mentir pour le simple plaisir de rester en ma compagnie, je cherchai ce qui la dĂ©terminerait Ă me suivre dans lâĂ©cole buissonniĂšre. Elle rĂȘvait de connaĂźtre un bar amĂ©ricain. Elle nâavait jamais osĂ© demander Ă son fiancĂ© de lây conduire. Dâailleurs, il ignorait les bars. Je tenais mon prĂ©texte. Ă son refus, empreint dâune vĂ©ritable dĂ©ception, je pensai quâelle viendrait. Au bout dâune demi-heure, ayant usĂ© de tout pour la convaincre, et nâinsistant mĂȘme plus, je lâaccompagnai chez ses beaux-parents, dans lâĂ©tat dâesprit dâun condamnĂ© Ă mort espĂ©rant jusquâau dernier moment quâun coup de main se fera sur la route du supplice. Je voyais sâapprocher la rue, sans que rien ne se produisĂźt. Mais soudain, Marthe, frappant Ă la vitre, arrĂȘta le chauffeur du taxi devant un bureau de poste. Elle me dit â Attendez-moi une seconde. Je vais tĂ©lĂ©phoner Ă ma belle-mĂšre que je suis dans un quartier trop Ă©loignĂ© pour arriver Ă temps. Au bout de quelques minutes, nâen pouvant plus dâimpatience, jâavisai une marchande de fleurs et je choisis une Ă une des roses rouges, dont je fis faire une botte. Je ne pensais pas tant au plaisir de Marthe quâĂ la nĂ©cessitĂ© pour elle de mentir encore ce soir pour expliquer Ă ses parents dâoĂč venaient les roses. Notre projet, lors de la premiĂšre rencontre, dâaller Ă une acadĂ©mie de dessin ; le mensonge du tĂ©lĂ©phone quâelle rĂ©pĂ©terait, ce soir, Ă ses parents, mensonge auquel sâajouterait celui des roses, mâĂ©taient des faveurs plus douces quâun baiser. Car, ayant souvent embrassĂ©, sans grand plaisir, des lĂšvres de petites filles, et oubliant que câĂ©tait parce que je ne les aimais pas, je dĂ©sirais peu les lĂšvres de Marthe. Tandis quâune telle complicitĂ© mâĂ©tait restĂ©e, jusquâĂ ce jour, inconnue. Marthe sortait de la poste, rayonnante, aprĂšs le premier mensonge. Je donnai au chauffeur lâadresse dâun bar de la rue Daunou. Elle sâextasiait, comme une pensionnaire, sur la veste blanche du barman, la grĂące avec laquelle il secouait des gobelets dâargent, les noms bizarres ou poĂ©tiques des mĂ©langes. Elle respirait de temps en temps ses roses rouges dont elle se promettait de faire une aquarelle, quâelle me donnerait en souvenir de cette journĂ©e. Je lui demandai de me montrer une photographie de son fiancĂ©. Je le trouvai beau. Sentant dĂ©jĂ quelle importance elle attachait Ă mes opinions, je poussai lâhypocrisie jusquâĂ lui dire quâil Ă©tait trĂšs beau, mais dâun air peu convaincu, pour lui donner Ă penser que je le lui disais par politesse. Ce qui, selon moi, devait jeter le trouble dans lâĂąme de Marthe, et, de plus, mâattirer sa reconnaissance. Mais, lâaprĂšs-midi, il fallut songer au motif de son voyage. Son fiancĂ©, dont elle savait les goĂ»ts, sâen Ă©tait remis complĂštement Ă elle du soin de choisir leur mobilier. Mais sa mĂšre voulait Ă toute force la suivre. Marthe, enfin, en lui promettant de ne pas faire de folies, avait obtenu de venir seule. Elle devait, ce jour-lĂ , choisir quelques meubles pour leur chambre Ă coucher. Bien que je me fusse promis de ne montrer dâextrĂȘme plaisir ou dĂ©plaisir Ă aucune des paroles de Marthe, il me fallut faire un effort pour continuer de marcher sur le boulevard dâun pas tranquille qui maintenant ne sâaccordait plus avec le rythme de mon cĆur. Cette obligation dâaccompagner Marthe mâapparut comme une malchance. Il fallait donc lâaider Ă choisir une chambre pour elle et un autre ! Puis, jâentrevis le moyen de choisir une chambre pour Marthe et pour moi. Jâoubliais si vite son fiancĂ©, quâau bout dâun quart dâheure de marche, on mâaurait surpris en me rappelant que, dans cette chambre, un autre dormirait auprĂšs dâelle. Son fiancĂ© goĂ»tait le style Louis XV. Le mauvais goĂ»t de Marthe Ă©tait autre ; elle aurait plutĂŽt versĂ© dans le japonais. Il me fallut donc les combattre tous deux. CâĂ©tait Ă qui jouerait le plus vite. Au moindre mot de Marthe, devinant ce qui la tentait, il me fallait lui dĂ©signer le contraire, qui ne me plaisait pas toujours, afin de me donner lâapparence de cĂ©der Ă ses caprices, quand jâabandonnerais un meuble pour un autre, qui dĂ©rangeait moins son Ćil. Elle murmurait Lui qui voulait une chambre rose. » Nâosant mĂȘme plus mâavouer ses propres goĂ»ts, elle les attribuait Ă son fiancĂ©. Je devinai que dans quelques jours nous les raillerions ensemble. Pourtant je ne comprenais pas bien cette faiblesse. Si elle ne mâaime pas, pensai-je, quelle raison a-t-elle de me cĂ©der, de sacrifier ses prĂ©fĂ©rences, et celles de ce jeune homme, aux miennes ? » Je nâen trouvai aucune. La plus modeste eĂ»t Ă©tĂ© encore de me dire que Marthe mâaimait. Pourtant jâĂ©tais sĂ»r du contraire. Marthe mâavait dit Au moins laissons-lui lâĂ©toffe rose. » â Laissons-lui ! » Rien que pour ce mot, je me sentais prĂšs de lĂącher prise. Mais lui laisser lâĂ©toffe rose » Ă©quivalait Ă tout abandonner. Je reprĂ©sentai Ă Marthe combien ces murs roses gĂącheraient les meubles simples que nous avions choisis », et, reculant encore devant le scandale, lui conseillai de faire peindre les murs de sa chambre Ă la chaux ! CâĂ©tait le coup de grĂące. Toute la journĂ©e, Marthe avait Ă©tĂ© tellement harcelĂ©e quâelle le reçut sans rĂ©volte. Elle se contenta de me dire En effet, vous avez raison. » Ă la fin de cette journĂ©e Ă©reintante, je me fĂ©licitai du pas que jâavais fait. JâĂ©tais parvenu Ă transformer, meuble Ă meuble, ce mariage dâamour, ou plutĂŽt dâamourette, en un mariage de raison, et lequel ! puisque la raison nây tenait aucune place, chacun ne trouvant chez lâautre que les avantages quâoffre un mariage dâamour. En me quittant, ce soir-lĂ , au lieu dâĂ©viter dĂ©sormais mes conseils, elle mâavait priĂ© de lâaider les jours suivants dans le choix de ses autres meubles. Je le lui promis, mais Ă condition quâelle me jurĂąt de ne jamais le dire Ă son fiancĂ©, puisque la seule raison qui pĂ»t Ă la longue lui faire admettre ces meubles, sâil avait de lâamour pour Marthe, câĂ©tait de penser que tout sortait dâelle, de son bon plaisir, qui deviendrait le leur. Quand je rentrai Ă la maison, je crus lire dans le regard de mon pĂšre quâil avait dĂ©jĂ appris mon escapade. Naturellement il ne savait rien ; comment eĂ»t-il pu le savoir ? Bah ! Jacques sâhabituera bien Ă cette chambre », avait dit Marthe. En me couchant, je me rĂ©pĂ©tai que, si elle songeait Ă son mariage avant de dormir, elle devait, ce soir, lâenvisager de tout autre sorte quâelle ne lâavait fait les jours prĂ©cĂ©dents. Pour moi, quelle que fĂ»t lâissue de cette idylle, jâĂ©tais, dâavance, bien vengĂ© de son Jacques je pensais Ă la nuit de noces dans cette chambre austĂšre, dans ma » chambre ! Le lendemain matin, je guettai dans la rue le facteur qui devait apporter une lettre dâabsence. Il me la remit, je lâempochai, jetant les autres dans la boĂźte de notre grille. ProcĂ©dĂ© trop simple pour ne pas en user toujours. Manquer la classe voulait dire, selon moi, que jâĂ©tais amoureux de Marthe. Je me trompais. Marthe ne mâĂ©tait que le prĂ©texte de cette Ă©cole buissonniĂšre. Et la preuve, câest quâaprĂšs avoir goĂ»tĂ© en compagnie de Marthe aux charmes de la libertĂ©, je voulus y goĂ»ter seul, puis faire des adeptes. La libertĂ© me devint vite une drogue. LâannĂ©e scolaire touchait Ă sa fin, et je voyais avec terreur que ma paresse allait rester impunie, alors que je souhaitais le renvoi du collĂšge, un drame, enfin, qui clĂŽturĂąt cette pĂ©riode. Ă force de vivre dans les mĂȘmes idĂ©es, de ne voir quâune chose, si on la veut avec ardeur, on ne remarque plus le crime de ses dĂ©sirs. Certes, je ne cherchais pas Ă faire de la peine Ă mon pĂšre ; pourtant, je souhaitais la chose qui pourrait lui en faire le plus. Les classes mâavaient toujours Ă©tĂ© un supplice ; Marthe et la libertĂ© avaient achevĂ© de me les rendre intolĂ©rables. Je me rendais bien compte que, si jâaimais moins RenĂ©, câĂ©tait simplement parce quâil me rappelait quelque chose du collĂšge. Je souffrais, et cette crainte me rendait mĂȘme physiquement malade, Ă lâidĂ©e de me retrouver, lâannĂ©e suivante, dans la niaiserie de mes condisciples. Pour le malheur de RenĂ©, je lui avais trop bien fait partager mon vice. Aussi, lorsque, moins habile que moi, il mâannonça quâil Ă©tait renvoyĂ© de Henri IV, je crus lâĂȘtre moi-mĂȘme. Il fallait lâapprendre Ă mon pĂšre car il me saurait grĂ© de le lui dire moi-mĂȘme, avant la lettre du censeur, lettre trop grave Ă subtiliser. Nous Ă©tions un mercredi. Le lendemain, jour de congĂ©, jâattendis que mon pĂšre fĂ»t Ă Paris pour prĂ©venir ma mĂšre. La perspective de quatre jours de trouble dans son mĂ©nage lâalarma plus que la nouvelle. Puis je partis au bord de la Marne, oĂč Marthe mâavait dit quâelle me rejoindrait peut-ĂȘtre. Elle nây Ă©tait pas. Ce fut une chance. Mon amour puisant dans cette rencontre une mauvaise Ă©nergie, jâaurais pu, ensuite, lutter contre mon pĂšre ; tandis que lâorage Ă©clatant aprĂšs une journĂ©e de vide, de tristesse, je rentrai le front bas, comme il convenait. Je revins chez nous un peu aprĂšs lâheure oĂč je savais que mon pĂšre avait coutume dây ĂȘtre. Il savait » donc. Je me promenai dans le jardin, attendant que mon pĂšre me fĂźt venir. Mes sĆurs jouaient en silence. Elles devinaient quelque chose. Un de mes frĂšres, assez excitĂ© par lâorage, me dit de me rendre dans la chambre oĂč mon pĂšre sâĂ©tait Ă©tendu. Des Ă©clats de voix, des menaces, mâeussent permis la rĂ©volte. Ce fut pire. Mon pĂšre se taisait ; ensuite, sans aucune colĂšre, avec une voix mĂȘme plus douce que de coutume, il me dit â Eh bien que comptes-tu faire maintenant ? Les larmes qui ne pouvaient sâenfuir par mes yeux, comme un essaim dâabeilles, bourdonnaient dans ma tĂȘte. Ă une volontĂ©, jâeusse pu opposer la mienne, mĂȘme impuissante. Mais devant une telle douceur, je ne pensais quâĂ me soumettre. â Ce que tu mâordonneras de faire. â Non, ne mens pas encore. Je tâai toujours laissĂ© agir comme tu voulais ; continue. Sans doute auras-tu Ă cĆur de mâen faire repentir. Dans lâextrĂȘme jeunesse, lâon est trop enclin, comme les femmes, Ă croire que les larmes dĂ©dommagent de tout. Mon pĂšre ne me demandait mĂȘme pas de larmes. Devant sa gĂ©nĂ©rositĂ©, jâavais honte du prĂ©sent et de lâavenir. Car je sentais que quoi que je lui dise, je mentirais. Au moins que ce mensonge le rĂ©conforte, pensai-je, en attendant de lui ĂȘtre une source de nouvelles peines. » Ou plutĂŽt non, je cherche encore Ă me mentir Ă moi-mĂȘme. Ce que je voulais, câĂ©tait faire un travail, guĂšre plus fatigant quâune promenade, et qui laissĂąt comme elle, Ă mon esprit, la libertĂ© de ne pas se dĂ©tacher de Marthe une minute. Je feignis de vouloir peindre et de nâavoir jamais osĂ© le dire. Encore une fois, mon pĂšre ne dit pas non, Ă condition que je continuasse dâapprendre chez nous ce que jâaurais dĂ» apprendre au collĂšge, mais avec la libertĂ© de peindre. Quand des liens ne sont pas encore solides, pour perdre quelquâun de vue, il suffit de manquer une fois un rendez-vous. Ă force de penser Ă Marthe, jây pensai de moins en moins. Mon esprit agissait, comme nos yeux agissent avec le papier des murs de notre chambre. Ă force de le voir, ils ne le voient plus. Chose incroyable ! Jâavais mĂȘme pris goĂ»t au travail. Je nâavais pas menti comme je le craignais. Lorsque quelque chose, venu de lâextĂ©rieur, mâobligeait Ă penser moins paresseusement Ă Marthe, jây pensais sans amour, avec la mĂ©lancolie que lâon Ă©prouve pour ce qui aurait pu ĂȘtre. Bah ! me disais-je, câeĂ»t Ă©tĂ© trop beau. On ne peut Ă la fois choisir le lit et coucher dedans. » Une chose Ă©tonnait mon pĂšre. La lettre du censeur nâarrivait pas. Il me fit Ă ce sujet sa premiĂšre scĂšne, croyant que jâavais soustrait la lettre, que jâavais feint ensuite de lui annoncer gratuitement la nouvelle, que jâavais ainsi obtenu son indulgence. En rĂ©alitĂ© cette lettre nâexistait pas. Je me croyais renvoyĂ© du collĂšge, mais je me trompais. Aussi mon pĂšre ne comprit-il rien lorsquâau dĂ©but des vacances, nous reçûmes une lettre du proviseur. Il demandait si jâĂ©tais malade et sâil fallait mâinscrire pour lâannĂ©e suivante. La joie de donner enfin satisfaction Ă mon pĂšre comblait un peu le vide sentimental dans lequel je me trouvais, car, si je croyais ne plus aimer Marthe, je la considĂ©rais du moins comme le seul amour qui eĂ»t Ă©tĂ© digne de moi. Câest dire que je lâaimais encore. JâĂ©tais dans ces dispositions de cĆur quand, Ă la fin de novembre, un mois aprĂšs avoir reçu une lettre de faire-part de son mariage, je trouvai, en rentrant chez nous, une invitation de Marthe qui commençait par ces lignes Je ne comprends rien Ă votre silence. Pourquoi ne venez-vous pas me voir ? Sans doute avez-vous oubliĂ© que vous avez choisi mes meubles ?⊠» Marthe habitait J⊠; sa rue descendait jusquâĂ la Marne. Chaque trottoir rĂ©unissait au plus une douzaine de villas. Je mâĂ©tonnai que la sienne fĂ»t si grande. En rĂ©alitĂ©, Marthe habitait seulement le haut, les propriĂ©taires et un vieux mĂ©nage se partageant le bas. Quand jâarrivai pour goĂ»ter, il faisait dĂ©jĂ nuit. Seule une fenĂȘtre, Ă dĂ©faut dâune prĂ©sence humaine, rĂ©vĂ©lait celle du feu. Ă voir cette fenĂȘtre illuminĂ©e par des flammes inĂ©gales, comme des vagues, je crus Ă un commencement dâincendie. La porte de fer du jardin Ă©tait entrâouverte. Je mâĂ©tonnai dâune semblable nĂ©gligence. Je cherchai la sonnette je ne la trouvai point. Enfin, gravissant les trois marches du perron, je me dĂ©cidai Ă frapper contre les vitres du rez-de-chaussĂ©e de droite, derriĂšre lesquelles jâentendais des voix. Une vieille femme ouvrit la porte je lui demandai oĂč demeurait Mme Lacombe tel Ă©tait le nouveau nom de Marthe Câest au-dessus. » Je montai lâescalier dans le noir, trĂ©buchant, me cognant, et mourant de crainte quâil fĂ»t arrivĂ© quelque malheur. Je frappai. Câest Marthe qui vint mâouvrir. Je faillis lui sauter au cou, comme les gens qui se connaissent Ă peine, aprĂšs avoir Ă©chappĂ© au naufrage. Elle nây eĂ»t rien compris. Sans doute me trouva-t-elle lâair Ă©garĂ©, car, avant toute chose, je lui demandai pourquoi il y avait le feu ». â Câest quâen vous attendant jâavais fait dans la cheminĂ©e du salon un feu de bois dâolivier, Ă la lueur duquel je lisais. En entrant dans la petite chambre qui lui servait de salon, peu encombrĂ©e de meubles, et que, les tentures, les gros tapis doux comme un poil de bĂȘte, rĂ©trĂ©cissaient jusquâĂ lui donner lâaspect dâune boĂźte, je fus Ă la fois heureux et malheureux comme un dramaturge qui voyant sa piĂšce y dĂ©couvre trop tard des fautes. Marthe sâĂ©tait de nouveau Ă©tendue le long de la cheminĂ©e, tisonnant la braise, et prenant garde Ă ne pas mĂȘler quelque parcelle noire aux cendres. â Vous nâaimez peut-ĂȘtre pas lâodeur de lâolivier ? Ce sont mes beaux-parents qui en ont fait venir pour moi une provision de leur propriĂ©tĂ© du Midi. Marthe semblait sâexcuser dâun dĂ©tail de son cru, dans cette chambre qui Ă©tait mon Ćuvre. Peut-ĂȘtre cet Ă©lĂ©ment dĂ©truisait-il un tout, quâelle comprenait mal. Au contraire. Ce feu me ravit, et aussi de voir quâelle attendait comme moi de se sentir brĂ»lante dâun cĂŽtĂ©, pour se retourner de lâautre. Son visage calme et sĂ©rieux ne mâavait jamais paru plus beau que dans cette lumiĂšre sauvage. Ă ne pas se rĂ©pandre dans la piĂšce, cette lumiĂšre gardait toute sa force. DĂšs quâon sâen Ă©loignait, il faisait nuit, et on se cognait aux meubles. Marthe ignorait ce que câest que dâĂȘtre mutine. Dans son enjouement elle restait grave. Mon esprit sâengourdissait peu Ă peu auprĂšs dâelle, je la trouvai diffĂ©rente. Câest que, maintenant que jâĂ©tais sĂ»r de ne plus lâaimer, je commençais Ă lâaimer. Je me sentais incapable de calculs, de machinations, de tout ce dont, jusquâalors, et encore Ă ce moment-lĂ , je croyais que lâamour ne peut se passer. Tout Ă coup, je me sentais meilleur. Ce brusque changement aurait ouvert les yeux de tout autre je ne vis pas que jâĂ©tais amoureux de Marthe. Au contraire, jây vis la preuve que mon amour Ă©tait mort, et quâune belle amitiĂ© le remplacerait. Cette longue perspective dâamitiĂ© me fit admettre soudain combien un autre sentiment eĂ»t Ă©tĂ© criminel, lĂ©sant un homme qui lâaimait, Ă qui elle devait appartenir, et qui ne pouvait la voir. Pourtant, autre chose mâaurait dĂ» renseigner sur mes vĂ©ritables sentiments. Il y a quelques mois, quand je rencontrais Marthe, mon prĂ©tendu amour ne mâempĂȘchait pas de la juger, de trouver laides la plupart des choses quâelle trouvait belles, la plupart des choses quâelle disait, enfantines. Aujourdâhui, si je ne pensais pas comme elle, je me donnais tort. AprĂšs la grossiĂšretĂ© de mes premiers dĂ©sirs, câĂ©tait la douceur dâun sentiment plus profond qui me trompait. Je ne me sentais plus capable de rien entreprendre de ce que je mâĂ©tais promis. Je commençais Ă respecter Marthe, parce que je commençais Ă lâaimer. Je revins tous les soirs ; je ne pensai mĂȘme pas Ă la prier de me montrer sa chambre, encore moins Ă lui demander comment Jacques trouvait nos meubles. Je ne souhaitais rien dâautre que ces fiançailles Ă©ternelles, nos corps Ă©tendus prĂšs de la cheminĂ©e, se touchant lâun lâautre, et moi, nâosant pas bouger, de peur quâun seul de mes gestes suffĂźt Ă chasser le bonheur. Mais Marthe, qui goĂ»tait ce mĂȘme charme, croyait le goĂ»ter seule. Dans ma paresse heureuse, elle lut de lâindiffĂ©rence. Pensant que je ne lâaimais pas, elle sâimagina que je me lasserais vite de ce salon silencieux, si elle ne faisait rien pour mâattacher Ă elle. Nous nous taisions. Jây voyais une preuve du bonheur. Je me sentais tellement prĂšs de Marthe, avec la certitude que nous pensions en mĂȘme temps aux mĂȘmes choses, que lui parler mâeĂ»t semblĂ© absurde, comme de parler haut quand on est seul. Ce silence accablait la pauvre petite. La sagesse eĂ»t Ă©tĂ© de me servir de moyens de correspondre aussi grossiers que la parole ou le geste, tout en dĂ©plorant quâil nâen existĂąt point de plus subtils. Ă me voir tous les jours mâenfoncer de plus en plus dans ce mutisme dĂ©licieux, Marthe se figura que je mâennuyais de plus en plus. Elle se sentait prĂȘte Ă tout pour me distraire. Sa chevelure dĂ©nouĂ©e, elle aimait dormir prĂšs du feu. Ou plutĂŽt je croyais quâelle dormait. Son sommeil lui Ă©tait prĂ©texte, pour mettre ses bras autour de mon cou, et une fois rĂ©veillĂ©e, les yeux humides, me dire quâelle venait dâavoir un rĂȘve triste. Elle ne voulait jamais me le raconter. Je profitais de son faux sommeil pour respirer ses cheveux, son cou, ses joues brĂ»lantes, et en les effleurant Ă peine pour quâelle ne se rĂ©veillĂąt point ; toutes caresses qui ne sont pas, comme on croit, la menue monnaie de lâamour, mais, au contraire, la plus rare, et auxquelles seule la passion puisse recourir. Moi, je les croyais permises Ă mon amitiĂ©. Pourtant je commençai Ă me dĂ©sespĂ©rer sĂ©rieusement de ce que seul lâamour nous donnĂąt des droits sur une femme. Je me passerai bien de lâamour, pensai-je, mais jamais de nâavoir aucun droit sur Marthe. Et, pour en avoir, jâĂ©tais mĂȘme dĂ©cidĂ© Ă lâamour, tout en croyant le dĂ©plorer. Je dĂ©sirais Marthe et ne le comprenais pas. Quand elle dormait ainsi, sa tĂȘte appuyĂ©e contre un de mes bras, je me penchais sur elle pour voir son visage entourĂ© de flammes. CâĂ©tait jouer avec le feu. Un jour que je mâapprochais trop sans pourtant que mon visage touchĂąt le sien, je fus comme lâaiguille qui dĂ©passe dâun millimĂštre la zone interdite et appartient Ă lâaimant. Est-ce la faute de lâaimant ou de lâaiguille ? Câest ainsi que je sentis mes lĂšvres contre les siennes. Elle fermait encore les yeux, mais visiblement comme quelquâun qui ne dort pas. Je lâembrassai, stupĂ©fait de mon audace, alors quâen rĂ©alitĂ© câĂ©tait elle qui, lorsque jâapprochais de son visage, avait attirĂ© ma tĂȘte contre sa bouche. Ses deux mains sâaccrochaient Ă mon cou ; elles ne se seraient pas accrochĂ©es plus furieusement dans un naufrage. Et je ne comprenais pas si elle voulait que je la sauve, ou bien que je me noie avec elle. Maintenant elle sâĂ©tait assise, elle tenait ma tĂȘte sur ses genoux, caressant mes cheveux, et me rĂ©pĂ©tant trĂšs doucement Il faut que tu tâen ailles, il ne faut plus jamais revenir. » Je nâosais pas la tutoyer ; lorsque je ne pouvais plus me taire, je cherchais longuement mes mots, construisant mes phrases de façon Ă ne pas lui parler directement, car si je ne pouvais pas la tutoyer, je sentais combien il Ă©tait encore plus impossible de lui dire vous. Mes larmes me brĂ»laient. Sâil en tombait une sur la main de Marthe, je mâattendais toujours Ă lâentendre pousser un cri. Je mâaccusai dâavoir rompu le charme, me disant quâen effet jâavais Ă©tĂ© fou de poser mes lĂšvres contre les siennes, oubliant que câĂ©tait elle qui mâavait embrassĂ©. Il faut que tu tâen ailles, ne plus jamais revenir. » Mes larmes de rage se mĂȘlaient Ă mes larmes de peine. Ainsi la fureur du loup pris lui fait autant de mal que le piĂšge. Si jâavais parlĂ©, çâaurait Ă©tĂ© pour injurier Marthe. Mon silence lâinquiĂ©ta ; elle y voyait de la rĂ©signation. Puisquâil est trop tard, la faisais-je penser, dans mon injustice peut-ĂȘtre clairvoyante, aprĂšs tout, jâaime autant quâil souffre. » Dans ce feu, je grelottais, je claquais des dents. Ă ma vĂ©ritable peine qui me sortait de lâenfance, sâajoutaient des sentiments enfantins. JâĂ©tais le spectateur qui ne veut pas sâen aller parce que le dĂ©nouement lui dĂ©plaĂźt. Je lui dis Je ne mâen irai pas. Vous vous ĂȘtes moquĂ©e de moi. Je ne veux plus vous voir. » Car si je ne voulais pas rentrer chez mes parents, je ne voulais pas non plus revoir Marthe. Je lâaurais plutĂŽt chassĂ©e de chez elle ! Mais elle sanglotait Tu es un enfant. Tu ne comprends donc pas que si je te demande de tâen aller, câest que je tâaime. » Haineusement, je lui dis que je comprenais fort bien quâelle avait des devoirs et que son mari Ă©tait Ă la guerre. Elle secouait la tĂȘte Avant toi, jâĂ©tais heureuse, je croyais aimer mon fiancĂ©. Je lui pardonnais de ne pas bien me comprendre. Câest toi qui mâas montrĂ© que je ne lâaimais pas. Mon devoir nâest pas celui que tu penses. Ce nâest pas de ne pas mentir Ă mon mari, mais de ne pas te mentir. Va-tâen et ne me crois pas mĂ©chante ; bientĂŽt tu mâauras oubliĂ©e. Mais je ne veux pas causer le malheur de ta vie. Je pleure, parce que je suis trop vieille pour toi ! » Ce mot dâamour Ă©tait sublime dâenfantillage. Et, quelles que soient les passions que jâĂ©prouve dans la suite, jamais ne sera plus possible lâĂ©motion adorable de voir une fille de dix-neuf ans pleurer parce quâelle se trouve trop vieille. La saveur du premier baiser mâavait déçu comme un fruit que lâon goĂ»te pour la premiĂšre fois. Ce nâest pas dans la nouveautĂ©, câest dans lâhabitude que nous trouvons les plus grands plaisirs. Quelques minutes aprĂšs, non seulement jâĂ©tais habituĂ© Ă la bouche de Marthe, mais encore je ne pouvais plus mâen passer. Et câest alors quâelle parlait de mâen priver Ă tout jamais. Ce soir-lĂ , Marthe me reconduisit jusquâĂ la maison. Pour me sentir plus prĂšs dâelle, je me blottissais sous sa cape, et je la tenais par la taille. Elle ne disait plus quâil ne fallait pas nous revoir ; au contraire elle Ă©tait triste Ă la pensĂ©e que nous allions nous quitter dans quelques instants. Elle me faisait lui jurer mille folies. Devant la maison de mes parents, je ne voulus pas laisser Marthe repartir seule, et lâaccompagnai jusque chez elle. Sans doute ces enfantillages nâeussent-ils jamais pris fin, car elle voulait mâaccompagner encore. Jâacceptai, Ă condition quâelle me laisserait Ă moitiĂ© route. Jâarrivai une demi-heure en retard pour le dĂźner. CâĂ©tait la premiĂšre fois. Je mis ce retard sur le compte du train. Mon pĂšre fit semblant de le croire. Plus rien ne me pesait. Dans la rue, je marchais aussi lĂ©gĂšrement que dans mes rĂȘves. Jusquâici tout ce que jâavais convoitĂ©, enfant, il en avait fallu faire mon deuil. Dâautre part, la reconnaissance me gĂątait les jouets offerts. Quel prestige aurait pour un enfant un jouet qui se donne lui-mĂȘme ! JâĂ©tais ivre de passion. Marthe Ă©tait Ă moi ; ce nâest pas moi qui lâavais dit, câĂ©tait elle. Je pouvais toucher sa figure, embrasser ses yeux, ses bras, lâhabiller, lâabĂźmer, Ă ma guise. Dans mon dĂ©lire, je la mordais aux endroits oĂč sa peau Ă©tait nue, pour que sa mĂšre la soupçonnĂąt dâavoir un amant. Jâaurais voulu pouvoir y marquer mes initiales. Ma sauvagerie dâenfant retrouvait le vieux sens des tatouages. Marthe disait Oui, mords-moi, marque-moi, je voudrais que tout le monde sache⊠» Jâaurais voulu pouvoir embrasser ses seins. Je nâosais pas le lui demander, pensant quâelle saurait les offrir elle-mĂȘme, comme ses lĂšvres. Au bout de quelques jours, lâhabitude dâavoir ses lĂšvres Ă©tant venue, je nâenvisageai pas dâautre dĂ©lice. Nous lisions ensemble Ă la lueur du feu. Elle y jetait souvent des lettres que son mari lui envoyait, chaque jour, du front. Ă leur inquiĂ©tude, on devinait que celles de Marthe se faisaient de moins en moins tendres et de plus en plus rares. Je ne voyais pas flamber ces lettres sans malaise. Elles grandissaient une seconde le feu et, somme toute, jâavais peur de voir plus clair. Marthe, qui souvent maintenant me demandait sâil Ă©tait vrai que je lâavais aimĂ©e dĂšs notre premiĂšre rencontre, me reprochait de ne le lui avoir pas dit avant son mariage. Elle ne se serait pas mariĂ©e, prĂ©tendait-elle ; car, si elle avait Ă©prouvĂ© pour Jacques une sorte dâamour au dĂ©but de leurs fiançailles, celles-ci trop longues, par la faute de la guerre, avaient peu Ă peu effacĂ© lâamour de son cĆur. Elle nâaimait dĂ©jĂ plus Jacques quand elle lâĂ©pousa. Elle espĂ©rait que ces quinze jours de permission accordĂ©s Ă Jacques transformeraient peut-ĂȘtre ses sentiments. Il fut malhabile. Celui qui aime agace toujours celui qui nâaime pas. Et Jacques lâaimait toujours davantage. Ses lettres Ă©taient de quelquâun qui souffre, mais plaçant trop haut sa Marthe pour la croire capable de trahison. Aussi nâaccusait-il que lui, la suppliant seulement de lui expliquer quel mal il avait pu lui faire Je me trouve si grossier Ă cĂŽtĂ© de toi, je sens que chacune de mes paroles te blesse. » Marthe lui rĂ©pondait seulement quâil se trompait, quâelle ne lui reprochait rien. Nous Ă©tions alors au dĂ©but de mars. Le printemps Ă©tait prĂ©coce. Les jours oĂč elle ne mâaccompagnait pas Ă Paris, Marthe, nue sous un peignoir, attendait que je revinsse de mes cours de dessin, Ă©tendue devant la cheminĂ©e oĂč brĂ»lait toujours lâolivier de ses beaux-parents. Elle leur avait demandĂ© de renouveler sa provision. Je ne sais quelle timiditĂ©, si ce nâest celle que lâon Ă©prouve en face de ce quâon nâa jamais fait, me retenait. Je pensais Ă Daphnis. Ici câest ChloĂ© qui avait reçu quelques leçons, et Daphnis nâosait lui demander de les lui apprendre. Au fait, ne considĂ©rais-je pas Marthe plutĂŽt comme une vierge, livrĂ©e, la premiĂšre quinzaine de ses noces, Ă un inconnu et plusieurs fois prise par lui de force. Le soir, seul dans mon lit, jâappelais Marthe, mâen voulant, moi qui me croyais un homme, de ne lâĂȘtre pas assez pour finir dâen faire ma maĂźtresse. Chaque jour, allant chez elle, je me promettais de ne pas sortir quâelle ne le fĂ»t. Le jour de lâanniversaire de mes seize ans, au mois de mars 1918, tout en me suppliant de ne pas me fĂącher, elle me fit cadeau dâun peignoir, semblable au sien, quâelle voulait me voir mettre chez elle. Dans ma joie, je faillis faire un calembour, moi qui nâen faisais jamais. Ma robe prĂ©texte ! Car il me semblait que ce qui jusquâici avait entravĂ© mes dĂ©sirs, câĂ©tait la peur du ridicule, de me sentir habillĂ©, lorsquâelle ne lâĂ©tait pas. Dâabord je pensai Ă mettre cette robe le jour mĂȘme. Puis je rougis, comprenant ce que son cadeau contenait de reproches. DĂšs le dĂ©but de notre amour, Marthe mâavait donnĂ© une clef de son appartement, afin que je nâeusse pas Ă lâattendre dans le jardin, si, par hasard, elle Ă©tait en ville. Je pouvais me servir moins innocemment de cette clef. Nous Ă©tions un samedi. Je quittai Marthe en lui promettant de venir dĂ©jeuner le lendemain avec elle. Mais jâĂ©tais dĂ©cidĂ© Ă revenir le soir aussitĂŽt que possible. Ă dĂźner, jâannonçai Ă mes parents que jâentreprendrais le lendemain avec RenĂ© une longue promenade dans la forĂȘt de SĂ©nart. Je devais pour cela partir Ă cinq heures du matin. Comme toute la maison dormirait encore, personne ne pourrait deviner lâheure Ă laquelle jâĂ©tais parti, et si jâavais dĂ©couchĂ©. Ă peine avais-je fait part de ce projet Ă ma mĂšre, quâelle voulut prĂ©parer elle-mĂȘme un panier rempli de provisions, pour la route. JâĂ©tais consternĂ©, ce panier dĂ©truisait tout le romanesque et le sublime de mon acte. Moi qui goĂ»tais dâavance lâeffroi de Marthe quand jâentrerais dans sa chambre, je pensais maintenant Ă ses Ă©clats de rire en voyant paraĂźtre ce Prince Charmant, un panier de mĂ©nagĂšre Ă son bras. Jâeus beau dire Ă ma mĂšre que RenĂ© sâĂ©tait muni de tout, elle ne voulut rien entendre. RĂ©sister davantage, câĂ©tait Ă©veiller les soupçons. Ce qui fait le malheur des uns causerait le bonheur des autres. Tandis que ma mĂšre emplissait le panier qui me gĂątait dâavance ma premiĂšre nuit dâamour, je voyais les yeux pleins de convoitise de mes frĂšres. Je pensai bien Ă le leur offrir en cachette, mais une fois tout mangĂ©, au risque de se faire fouetter, et pour le plaisir de me perdre, ils eussent tout racontĂ©. Il fallait donc me rĂ©signer puisque nulle cachette ne semblait assez sĂ»re. Je mâĂ©tais jurĂ© de ne pas partir avant minuit pour ĂȘtre sĂ»r que mes parents dormissent. Jâessayai de lire. Mais comme dix heures sonnaient Ă la mairie, et que mes parents Ă©taient couchĂ©s depuis quelque temps dĂ©jĂ , je ne pus attendre. Ils habitaient au premier Ă©tage, moi au rez-de-chaussĂ©e. Je nâavais pas mis mes bottines afin dâescalader le mur le plus silencieusement possible. Les tenant dâune main, tenant de lâautre ce panier fragile Ă cause des bouteilles, jâouvris avec prĂ©caution une petite porte dâoffice. Il pleuvait. Tant mieux ! La pluie couvrirait le bruit. Apercevant que la lumiĂšre nâĂ©tait pas encore Ă©teinte dans la chambre de mes parents, je fus sur le point de me recoucher. Mais jâĂ©tais en route. DĂ©jĂ la prĂ©caution des bottines Ă©tait impossible ; Ă cause de la pluie je dus les remettre. Ensuite il me fallait escalader le mur pour ne point Ă©branler la cloche de la grille. Je mâapprochai du mur, contre lequel jâavais pris soin, aprĂšs le dĂźner, de poser une chaise de jardin pour faciliter mon Ă©vasion. Ce mur Ă©tait garni de tuiles Ă son faĂźte. La pluie les rendait glissantes. Comme je mây suspendais, lâune dâelles tomba. Mon angoisse dĂ©cupla le bruit de sa chute. Il fallait maintenant sauter dans la rue. Je tenais le panier avec mes dents ; je tombai dans une flaque. Une longue minute, je restai debout, les yeux levĂ©s vers la fenĂȘtre lumineuse de mes parents, pour voir sâils bougeaient, sâĂ©tant aperçu de quelque chose. La fenĂȘtre resta vide. JâĂ©tais sauf ! Pour me rendre jusque chez Marthe je suivis la Marne. Je comptais cacher mon panier dans un buisson et le reprendre le lendemain. La guerre rendait cette chose trĂšs dangereuse. En effet, au seul endroit oĂč il y eĂ»t des buissons et oĂč il Ă©tait possible de cacher le panier, se tenait une sentinelle, gardant le pont de J⊠JâhĂ©sitai longtemps, plus pĂąle quâun homme qui pose une cartouche de dynamite. Je cachai tout de mĂȘme mes victuailles. La grille de Marthe Ă©tait fermĂ©e. Je pris la clef quâon laissait toujours dans la boĂźte aux lettres. Je traversai le petit jardin sur la pointe des pieds, puis montai les marches du perron. JâĂŽtai encore mes bottines avant de prendre lâescalier. Marthe Ă©tait si nerveuse ! Peut-ĂȘtre sâĂ©vanouirait-elle en me voyant dans sa chambre. Je tremblai ; je ne trouvai pas le trou de la serrure. Enfin, je tournai la clef lentement, afin de ne rĂ©veiller personne. Je butai dans lâantichambre contre le porte-parapluies. Je craignais de prendre les sonnettes pour des commutateurs. Jâallai Ă tĂątons jusquâĂ la chambre. Je mâarrĂȘtai avec, encore, lâenvie de fuir. Peut-ĂȘtre Marthe ne me pardonnerait jamais. Ou bien si jâallais tout Ă coup apprendre quâelle me trompe, et la trouver avec un homme ! Jâouvris. Je murmurai â Marthe ? Elle rĂ©pondit â PlutĂŽt que de me faire une peur pareille, tu aurais bien pu ne venir que demain matin. Tu as donc ta permission huit jours plus tĂŽt ? Elle me prenait pour Jacques ! Or, si je voyais de quelle façon elle lâeĂ»t accueilli, jâapprenais du mĂȘme coup quâelle me cachait dĂ©jĂ quelque chose. Jacques devait donc venir dans huit jours ! Jâallumai. Elle restait tournĂ©e contre le mur. Il Ă©tait simple de dire Câest moi » et pourtant je ne le disais pas. Je lâembrassai dans le cou. â Ta figure est toute mouillĂ©e. Essuie-toi donc. Alors elle se retourna et poussa un cri. Dâune seconde Ă lâautre elle changea dâattitude et, sans prendre la peine de sâexpliquer ma prĂ©sence nocturne â Mais mon pauvre chĂ©ri, tu vas prendre mal ! DĂ©shabille-toi vite. Elle courut ranimer le feu dans le salon. Ă son retour dans la chambre, comme je ne bougeais pas, elle dit â Veux-tu que je tâaide ? Moi qui redoutais par-dessus tout le moment oĂč je devrais me dĂ©shabiller et qui en envisageais le ridicule, je bĂ©nissais la pluie grĂące Ă quoi ce dĂ©shabillage prenait un sens maternel. Mais Marthe repartait, revenait, repartait dans la cuisine, pour voir si lâeau de mon grog Ă©tait chaude. Enfin elle me trouva nu sur le lit, me cachant Ă moitiĂ© sous lâĂ©dredon. Elle me gronda câĂ©tait fou de rester nu ; il fallait me frictionner Ă lâeau de Cologne. Puis Marthe ouvrit une armoire et me jeta un costume de nuit. Il devait ĂȘtre de ma taille. » Un costume de Jacques ! Et je pensais Ă lâarrivĂ©e, fort possible, de ce soldat, puisque Marthe y avait cru. JâĂ©tais dans le lit. Marthe mây rejoignit. Je lui demandai dâĂ©teindre. Car, mĂȘme en ses bras, je me mĂ©fiais de ma timiditĂ©. Les tĂ©nĂšbres me donneraient du courage. Marthe me rĂ©pondit doucement â Non. Je veux te voir tâendormir. Ă cette parole pleine de grĂące, je sentis quelque gĂȘne. Jây voyais la touchante douceur de cette femme qui risquait tout pour devenir ma maĂźtresse et, ne pouvant deviner ma timiditĂ© maladive, admettait que je mâendormisse auprĂšs dâelle. Depuis quatre mois je disais lâaimer, et ne lui en donnais pas cette preuve dont les hommes sont si prodigues et qui souvent leur tient lieu dâamour. JâĂ©teignis de force. Je me retrouvai avec le trouble de tout Ă lâheure, avant dâentrer chez Marthe. Mais comme lâattente devant la porte, celle devant lâamour ne pouvait ĂȘtre bien longue. Du reste, mon imagination se promettait de telles voluptĂ©s quâelle nâarrivait plus Ă les concevoir. Pour la premiĂšre fois aussi je redoutai de ressembler au mari et de laisser Ă Marthe un mauvais souvenir de nos premiers moments dâamour. Elle fut donc plus heureuse que moi. Mais la minute oĂč nous nous dĂ©senlaçùmes, et ses yeux admirables, valaient bien mon malaise. Son visage sâĂ©tait transfigurĂ©. Je mâĂ©tonnai mĂȘme de ne pas pouvoir toucher lâaurĂ©ole qui entourait vraiment sa figure, comme dans les tableaux religieux. SoulagĂ© de mes craintes, il mâen venait dâautres. Câest que, comprenant enfin la puissance des gestes que ma timiditĂ© nâavait osĂ©s jusquâalors, je tremblais que Marthe appartĂźnt Ă son mari plus quâelle ne voulait le prĂ©tendre. Comme il mâest impossible de comprendre ce que je goĂ»te la premiĂšre fois, je devais connaĂźtre ces jouissances de lâamour chaque jour davantage. En attendant, le faux plaisir mâapportait une vraie douleur dâhomme la jalousie. Jâen voulais Ă Marthe, parce que je comprenais, Ă son visage reconnaissant, tout ce que valent les liens de la chair. Je maudissais lâhomme qui avait avant moi Ă©veillĂ© son corps. Je considĂ©rai ma sottise dâavoir vu en Marthe une vierge. Ă toute autre Ă©poque, souhaiter la mort de son mari, câeĂ»t Ă©tĂ© chimĂšre enfantine, mais ce vĆu devenait presque aussi criminel que si jâeusse tuĂ©. Je devais Ă la guerre mon bonheur naissant ; jâen attendais lâapothĂ©ose. JâespĂ©rais quâelle servirait ma haine comme un anonyme commet le crime Ă notre place. Maintenant, nous pleurons ensemble ; câest la faute du bonheur. Marthe me reproche de nâavoir pas empĂȘchĂ© son mariage. Mais alors, serais-je dans ce lit choisi par moi ? Elle vivrait chez ses parents ; nous ne pourrions nous voir. Elle nâaurait jamais appartenu Ă Jacques, mais elle ne mâappartiendrait pas. Sans lui, et ne pouvant comparer, peut-ĂȘtre regretterait-elle encore, espĂ©rant mieux. Je ne hais pas Jacques. Je hais la certitude de tout devoir Ă cet homme que nous trompons. Mais jâaime trop Marthe pour trouver notre bonheur criminel. » Nous pleurons ensemble de nâĂȘtre que des enfants, disposant de peu. Enlever Marthe ! Comme elle nâappartient Ă personne, quâĂ moi, ce serait me lâenlever, puisquâon nous sĂ©parerait. DĂ©jĂ nous envisageons la fin de la guerre, qui sera celle de notre amour. Nous le savons, Marthe a beau me jurer quâelle quittera tout, quâelle me suivra, je ne suis pas dâune nature portĂ©e Ă la rĂ©volte, et, me mettant Ă la place de Marthe, je nâimagine pas cette folle rupture. Marthe mâexplique pourquoi elle se trouvait trop vieille. Dans quinze ans, la vie ne fera encore que commencer pour moi, des femmes mâaimeront, qui auront lâĂąge quâelle a. Je ne pourrais que souffrir, ajoute-t-elle. Si tu me quittes, jâen mourrai. Si tu restes, ce sera par faiblesse, et je souffrirai de te voir sacrifier ton bonheur. » MalgrĂ© mon indignation, je mâen voulais de ne point paraĂźtre assez convaincu du contraire. Mais Marthe ne demandait quâĂ lâĂȘtre, et mes plus mauvaises raisons lui semblaient bonnes. Elle rĂ©pondait Oui, je nâai pas pensĂ© Ă cela. Je sens bien que tu ne mens pas. » Moi, devant les craintes de Marthe, je sentais ma confiance moins solide. Alors mes consolations Ă©taient molles. Jâavais lâair de ne la dĂ©tromper que par politesse. Je lui disais Mais non, mais non, tu es folle. » HĂ©las ! jâĂ©tais trop sensible Ă la jeunesse pour ne pas envisager que je me dĂ©tacherais de Marthe, le jour oĂč sa jeunesse se fanerait, et que sâĂ©panouirait la mienne. Bien que mon amour me parĂ»t avoir atteint sa forme dĂ©finitive, il Ă©tait Ă lâĂ©tat dâĂ©bauche. Il faiblissait au moindre obstacle. Donc, les folies que cette nuit-lĂ firent nos Ăąmes nous fatiguĂšrent davantage que celles de notre chair. Les unes semblaient nous reposer des autres ; en rĂ©alitĂ© elles nous achevaient. Les coqs, plus nombreux, chantaient. Ils avaient chantĂ© toute la nuit. Je mâaperçus de ce mensonge poĂ©tique les coqs chantent au lever du soleil. Ce nâĂ©tait pas extraordinaire. Mon Ăąge ignorait lâinsomnie. Mais Marthe le remarqua aussi, avec tant de surprise, que ce ne pouvait ĂȘtre que la premiĂšre fois. Elle ne put comprendre la force avec laquelle je la serrai contre moi, car sa surprise me donnait la preuve quâelle nâavait pas encore passĂ© une nuit blanche avec Jacques. Mes transes me faisaient prendre notre amour pour un amour exceptionnel. Nous croyons ĂȘtre les premiers Ă ressentir certains troubles, ne sachant pas que lâamour est comme la poĂ©sie, et que tous les amants, mĂȘme les plus mĂ©diocres, sâimaginent quâils innovent. Disais-je Ă Marthe sans y croire dâailleurs, mais pour lui faire penser que je partageais ses inquiĂ©tudes Tu me dĂ©laisseras, dâautres hommes te plairont », elle mâaffirmait ĂȘtre sĂ»re dâelle. Moi, de mon cĂŽtĂ©, je me persuadais peu Ă peu que je lui resterais, mĂȘme quand elle serait moins jeune, ma paresse finissant par faire dĂ©pendre notre Ă©ternel bonheur de son Ă©nergie. Le sommeil nous avait surpris dans notre nuditĂ©. Ă mon rĂ©veil, la voyant dĂ©couverte, je craignis quâelle nâeĂ»t froid. Je tĂątai son corps. Il Ă©tait brĂ»lant. La voir dormir me procurait une voluptĂ© sans Ă©gale. Au bout de dix minutes, cette voluptĂ© me parut insupportable. Jâembrassai Marthe sur lâĂ©paule. Elle ne sâĂ©veilla pas. Un second baiser, moins chaste, agit avec la violence dâun rĂ©veille-matin. Elle sursauta, et, se frottant les yeux, me couvrit de baisers, comme quelquâun quâon aime et quâon retrouve dans son lit aprĂšs avoir rĂȘvĂ© quâil est mort. Elle, au contraire, avait cru rĂȘver ce qui Ă©tait vrai, et me retrouvait au rĂ©veil. Il Ă©tait dĂ©jĂ onze heures. Nous buvions notre chocolat, quand nous entendĂźmes la sonnette. Je pensai Ă Jacques Pourvu quâil ait une arme. » Moi qui avais si peur de la mort, je ne tremblais pas. Au contraire, jâaurais acceptĂ© que ce fĂ»t Jacques, Ă condition quâil nous tuĂąt. Toute autre solution me semblait ridicule. Envisager la mort avec calme ne compte que si nous lâenvisageons seul. La mort Ă deux nâest plus la mort, mĂȘme pour les incrĂ©dules. Ce qui chagrine, ce nâest pas de quitter la vie, mais de quitter ce qui lui donne un sens. Lorsquâun amour est notre vie, quelle diffĂ©rence y a-t-il entre vivre ensemble ou mourir ensemble ? Je nâeus pas le temps de me croire un hĂ©ros, car, pensant que peut-ĂȘtre Jacques ne tuerait que Marthe, ou moi, je mesurai mon Ă©goĂŻsme. Savais-je mĂȘme, de ces deux drames, lequel Ă©tait le pire ? Comme Marthe ne bougeait pas, je crus mâĂȘtre trompĂ©, et quâon avait sonnĂ© chez les propriĂ©taires. Mais la sonnette retentit de nouveau. â Tais-toi, ne bouge pas ! murmura-t-elle, ce doit ĂȘtre ma mĂšre. Jâavais complĂštement oubliĂ© quâelle passerait aprĂšs la messe. JâĂ©tais heureux dâĂȘtre tĂ©moin dâun de ses sacrifices. DĂšs quâune maĂźtresse, un ami, sont en retard de quelques minutes Ă un rendez-vous, je les vois morts. Attribuant cette forme dâangoisse Ă sa mĂšre, je savourais sa crainte, et que ce fĂ»t par ma faute quâelle lâĂ©prouvĂąt. Nous entendĂźmes la grille du jardin se refermer, aprĂšs un conciliabule Ă©videmment, Mme Grangier demandait au rez-de-chaussĂ©e si on avait vu ce matin sa fille. Marthe regarda derriĂšre les volets et me dit CâĂ©tait bien elle. » Je ne pus rĂ©sister au plaisir de voir, moi aussi, Mme Grangier repartant, son livre de messe Ă la main, inquiĂšte de lâabsence incomprĂ©hensible de sa fille. Elle se retourna encore vers les volets clos. Maintenant quâil ne me restait plus rien Ă dĂ©sirer, je me sentais devenir injuste. Je mâaffectais de ce que Marthe pĂ»t mentir sans scrupules Ă sa mĂšre, et ma mauvaise foi lui reprochait de pouvoir mentir. Pourtant lâamour, qui est lâĂ©goĂŻsme Ă deux, sacrifie tout Ă soi, et vit de mensonges. PoussĂ© par le mĂȘme dĂ©mon, je lui fis encore le reproche de mâavoir cachĂ© lâarrivĂ©e de son mari. Jusquâalors jâavais matĂ© mon despotisme, ne me sentant pas le droit de rĂ©gner sur Marthe. Ma duretĂ© avait des accalmies. Je gĂ©missais BientĂŽt tu me prendras en horreur. Je suis comme ton mari, aussi brutal. » Il nâest pas brutal », disait-elle. Je reprenais de plus belle Alors, tu nous trompes tous les deux, dis-moi que tu lâaimes, sois contente dans huit jours tu pourras me tromper avec lui. » Elle se mordait les lĂšvres, pleurait Quâai-je donc fait qui te rende aussi mĂ©chant ? Je tâen supplie, nâabĂźme pas notre premier jour de bonheur. â Il faut que tu mâaimes bien peu pour quâaujourdâhui soit ton premier jour de bonheur. » Ces sortes de coups blessent celui qui les porte. Je ne pensais rien de ce que je disais, et pourtant jâĂ©prouvais le besoin de le dire. Il mâĂ©tait impossible dâexpliquer Ă Marthe que mon amour grandissait. Sans doute atteignait-il lâĂąge ingrat, et cette taquinerie fĂ©roce, câĂ©tait la mue de lâamour devenant passion. Je souffrais. Je suppliai Marthe dâoublier mes attaques. La bonne des propriĂ©taires glissa des lettres sous la porte. Marthe les prit. Il y en avait deux de Jacques. Comme rĂ©ponse Ă mes doutes Fais-en, dit-elle, ce que bon te semble. » Jâeus honte. Je lui demandai de les lire, mais de les garder pour elle. Marthe, par un de ces rĂ©flexes qui nous poussent aux pires bravades, dĂ©chira une des enveloppes. Difficile Ă dĂ©chirer, la lettre devait ĂȘtre longue. Son geste devint une nouvelle occasion de reproches. Je dĂ©testais cette bravade, le remords quâelle ne manquerait pas dâen ressentir. Je fis, malgrĂ© tout, un effort et, voulant quâelle ne dĂ©chirĂąt point la seconde lettre, je gardai pour moi que dâaprĂšs cette scĂšne il Ă©tait impossible que Marthe ne fĂ»t pas mĂ©chante. Sur ma demande, elle la lut. Un rĂ©flexe pouvait lui faire dĂ©chirer la premiĂšre lettre, mais non lui faire dire, aprĂšs avoir parcouru la seconde Le ciel nous rĂ©compense de nâavoir pas dĂ©chirĂ© la lettre. Jacques mây annonce que les permissions viennent dâĂȘtre suspendues dans son secteur, il ne viendra pas avant un mois. » Lâamour seul excuse de telles fautes de goĂ»t. Ce mari commençait Ă me gĂȘner, plus que sâil avait Ă©tĂ© lĂ et que sâil avait fallu prendre garde. Une lettre de lui prenait soudain lâimportance dâun spectre. Nous dĂ©jeunĂąmes tard. Vers cinq heures, nous allĂąmes nous promener au bord de lâeau. Marthe resta stupĂ©faite lorsque dâune touffe dâherbes je sortis mon panier, sous lâĆil de la sentinelle. Lâhistoire du panier lâamusa bien. Je nâen craignais plus le grotesque. Nous marchions, sans nous rendre compte de lâindĂ©cence de notre tenue, nos corps collĂ©s lâun contre lâautre. Nos doigts sâenlaçaient. Ce premier dimanche de soleil avait fait pousser les promeneurs Ă chapeau de paille, comme la pluie les champignons. Les gens qui connaissaient Marthe nâosaient pas lui dire bonjour ; mais elle, ne se rendant compte de rien, leur disait bonjour sans malice. Ils durent y voir une fanfaronnade. Elle mâinterrogeait pour savoir comment je mâĂ©tais enfui de la maison. Elle riait puis sa figure sâassombrissait ; alors elle me remerciait, en me serrant les doigts de toutes ses forces, dâavoir couru tant de risques. Nous repassĂąmes chez elle pour y dĂ©poser le panier. Ă vrai dire, jâentrevis pour ce panier, sous forme dâenvoi aux armĂ©es, une fin digne de ces aventures. Mais cette fin Ă©tait si choquante que je la gardai pour moi. Marthe voulait suivre la Marne jusquâĂ La Varenne. Nous dĂźnerions en face de lâĂźle dâAmour. Je lui promis de lui montrer le musĂ©e de lâĂcu de France, le premier musĂ©e que jâavais vu, tout enfant, et qui mâavait Ă©bloui. Jâen parlais Ă Marthe comme dâune chose trĂšs intĂ©ressante. Mais quand nous constatĂąmes que ce musĂ©e Ă©tait une farce, je ne voulus pas admettre que je mâĂ©tais trompĂ© Ă ce point. Les ciseaux de Fulbert ! tout ! jâavais tout cru. Je prĂ©tendis avoir fait Ă Marthe une plaisanterie innocente. Elle ne comprenait pas, car il Ă©tait peu dans mes habitudes de plaisanter. Ă vrai dire, cette dĂ©convenue me rendait mĂ©lancolique. Je me disais Peut-ĂȘtre moi qui, aujourdâhui, crois tellement Ă lâamour de Marthe, y verrai-je un attrape-nigaud, comme le musĂ©e de lâĂcu de France ! Car je doutais souvent de son amour. Quelquefois, je me demandais si je nâĂ©tais pas pour elle un passe temps, un caprice dont elle pourrait se dĂ©tacher du jour au lendemain, la paix la rappelant Ă ses devoirs. Pourtant, me disais-je, il y a des moments oĂč une bouche, des yeux, ne peuvent mentir. Certes. Mais une fois ivres, les hommes les moins gĂ©nĂ©reux se fĂąchent si lâon nâaccepte pas leur montre, leur portefeuille. Dans cette veine, ils sont aussi sincĂšres que sâils se trouvent en Ă©tat normal. Les moments oĂč on ne peut pas mentir sont prĂ©cisĂ©ment ceux oĂč lâon ment le plus, et surtout Ă soi-mĂȘme. Croire une femme au moment oĂč elle ne peut pas mentir », câest croire Ă la fausse gĂ©nĂ©rositĂ© dâun avare. Ma clairvoyance nâĂ©tait quâune forme plus dangereuse de ma naĂŻvetĂ©. Je me jugeais moins naĂŻf, je lâĂ©tais sous une autre forme, puisque aucun Ăąge nâĂ©chappe Ă la naĂŻvetĂ©. Celle de la vieillesse nâest pas la moindre. Cette prĂ©tendue clairvoyance mâassombrissait tout, me faisait douter de Marthe. PlutĂŽt, je doutais de moi-mĂȘme, ne me trouvant pas digne dâelle. Aurais-je eu mille fois plus de preuves de son amour, je nâaurais pas Ă©tĂ© moins malheureux. Je savais trop le trĂ©sor de ce quâon nâexprime jamais Ă ceux quâon aime, par la crainte de paraĂźtre puĂ©ril, pour ne pas redouter chez Marthe, cette pudeur navrante et je souffrais de ne pouvoir pĂ©nĂ©trer son esprit. Je revins Ă la maison Ă neuf heures et demie du soir. Mes parents mâinterrogĂšrent sur ma promenade. Je leur dĂ©crivis avec enthousiasme la forĂȘt de SĂ©nart et ses fougĂšres deux fois hautes comme moi. Je parlai aussi de Brunoy, charmant village oĂč nous avions dĂ©jeunĂ©. Tout Ă coup, ma mĂšre, moqueuse, mâinterrompant â Ă propos, RenĂ© est venu cet aprĂšs-midi Ă quatre heures, trĂšs Ă©tonnĂ© en apprenant quâil faisait une grande promenade avec toi. JâĂ©tais rouge de dĂ©pit. Cette aventure, et bien dâautres, mâapprirent que, malgrĂ© certaines dispositions, je ne suis point fait pour le mensonge. On mây attrape toujours. Mes parents nâajoutĂšrent rien dâautre. Ils eurent le triomphe modeste. Mon pĂšre, dâailleurs, Ă©tait inconsciemment complice de mon premier amour. Il lâencourageait plutĂŽt, ravi que ma prĂ©cocitĂ© sâaffirmĂąt dâune façon ou dâune autre. Il avait aussi toujours eu peur que je tombasse entre les mains dâune mauvaise femme. Il Ă©tait content de me savoir aimĂ© dâune brave fille. Il ne devait se cabrer que le jour oĂč il eut la preuve que Marthe souhaitait le divorce. Ma mĂšre, elle, ne voyait pas notre liaison dâun aussi bon Ćil. Elle Ă©tait jalouse. Elle regardait Marthe avec des yeux de rivale. Elle trouvait Marthe antipathique, ne se rendant pas compte que toute femme, du fait de mon amour, le lui serait devenue. Dâailleurs, elle se prĂ©occupait plus que mon pĂšre du quâen-dira-t-on. Elle sâĂ©tonnait que Marthe pĂ»t se compromettre avec un gamin de mon Ăąge. Puis elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e Ă F⊠Dans toutes ces petites villes de banlieue, du moment quâelles sâĂ©loignent de la banlieue ouvriĂšre, sĂ©vissent les mĂȘmes passions, la mĂȘme soif de racontars quâen province. Mais, en outre, le voisinage de Paris rend les racontars, les suppositions, plus dĂ©lurĂ©s. Chacun y doit tenir son rang. Câest ainsi que pour avoir une maĂźtresse, dont le mari Ă©tait soldat, je vis peu Ă peu, et sur lâinjonction de leurs parents, sâĂ©loigner mes camarades. Ils disparurent par ordre hiĂ©rarchique depuis le fils du notaire, jusquâĂ celui de notre jardinier. Ma mĂšre Ă©tait atteinte par ces mesures qui me semblaient un hommage. Elle me voyait perdu par une folle. Elle reprochait certainement Ă mon pĂšre de me lâavoir fait connaĂźtre, et de fermer les yeux. Mais, estimant que câĂ©tait Ă mon pĂšre dâagir et mon pĂšre se taisant, elle gardait le silence. Je passais toutes mes nuits chez Marthe. Jây arrivais Ă dix heures et demie, jâen repartais le matin Ă cinq ou six. Je ne sautais plus par-dessus les murs. Je me contentais dâouvrir la porte avec ma clef ; mais cette franchise exigeait quelques soins. Pour que la cloche ne donnĂąt pas lâĂ©veil, jâenveloppais le soir son battant avec de lâouate. Je lâĂŽtais le lendemain en rentrant. Ă la maison, personne ne se doutait de mes absences ; il nâen allait pas de mĂȘme Ă J⊠Depuis quelque temps dĂ©jĂ , les propriĂ©taires et le vieux mĂ©nage me voyaient dâun assez mauvais Ćil, rĂ©pondant Ă peine Ă mes saluts. Le matin, Ă cinq heures, pour faire le moins de bruit possible, je descendais, mes souliers Ă la main. Je les remettais en bas. Un matin, je croisai dans lâescalier le garçon laitier. Il tenait ses boĂźtes de lait Ă la main ; je tenais, moi, mes souliers. Il me souhaita le bonjour avec un sourire terrible. Marthe Ă©tait perdue. Il allait le raconter dans tout J⊠Ce qui me torturait encore le plus Ă©tait mon ridicule. Je pouvais acheter le silence du garçon laitier, mais je mâen abstins faute de savoir comment mây prendre. LâaprĂšs-midi, je nâosai rien en dire Ă Marthe. Dâailleurs, cet Ă©pisode Ă©tait inutile pour que Marthe fĂ»t compromise. CâĂ©tait depuis longtemps chose faite. La rumeur me lâattribua mĂȘme comme maĂźtresse bien avant la rĂ©alitĂ©. Nous ne nous Ă©tions rendu compte de rien. Nous allions bientĂŽt voir clair. Câest ainsi quâun jour je trouvai Marthe sans forces. Le propriĂ©taire venait de lui dire que depuis quatre jours il guettait mon dĂ©part Ă lâaube. Il avait dâabord refusĂ© de croire, mais il ne lui restait aucun doute. Le vieux mĂ©nage dont la chambre Ă©tait sous celle de Marthe se plaignait du bruit que nous faisions nuit et jour. Marthe Ă©tait atterrĂ©e, voulait partir. Il ne fut pas question dâapporter un peu de prudence dans nos rendez-vous. Nous nous en sentions incapables le pli Ă©tait pris. Alors Marthe commença de comprendre bien des choses qui lâavaient surprise. La seule amie quâelle chĂ©rĂźt vraiment, une jeune fille suĂ©doise, ne rĂ©pondait pas Ă ses lettres. Jâappris que le correspondant de cette jeune fille nous ayant un jour aperçus dans le train, enlacĂ©s, il lui avait conseillĂ© de ne pas revoir Marthe. Je fis promettre Ă Marthe que sâil Ă©clatait un drame, oĂč que ce fĂ»t, soit chez ses parents, soit avec son mari, elle montrerait de la fermetĂ©. Les menaces du propriĂ©taire, quelques rumeurs, me donnaient tout lieu de craindre, et dâespĂ©rer Ă la fois, une explication entre Marthe et Jacques. Marthe mâavait suppliĂ© de venir la voir souvent, pendant la permission de Jacques, Ă qui elle avait dĂ©jĂ parlĂ© de moi. Je refusai, redoutant de jouer mal mon rĂŽle et de voir Marthe avec un homme empressĂ© auprĂšs dâelle. La permission devait ĂȘtre de onze jours. Peut-ĂȘtre tricherait-il, et trouverait-il le moyen de rester deux jours de plus. Je fis jurer Ă Marthe de mâĂ©crire chaque jour. Jâattendis trois jours avant de me rendre Ă la poste restante, pour ĂȘtre sĂ»r de trouver une lettre. Il y en avait dĂ©jĂ quatre. Je ne pus les prendre il me manquait un des papiers dâidentitĂ© nĂ©cessaires. JâĂ©tais dâautant moins Ă lâaise que jâavais falsifiĂ© mon bulletin de naissance, lâusage de la poste restante nâĂ©tant permis quâĂ partir de dix-huit ans. Jâinsistais, au guichet, avec lâenvie de jeter du poivre dans les yeux de la demoiselle des postes, de mâemparer des lettres quâelle tenait et ne me donnerait pas. Enfin, comme jâĂ©tais connu Ă la poste, jâobtins, faute de mieux, quâon les envoyĂąt le lendemain chez mes parents. DĂ©cidĂ©ment jâavais encore fort Ă faire pour devenir un homme. En ouvrant la premiĂšre lettre de Marthe, je me demandai comment elle exĂ©cuterait ce tour de force Ă©crire une lettre dâamour. Jâoubliais quâaucun genre Ă©pistolaire nâest moins difficile il nây est besoin que dâamour. Je trouvai les lettres de Marthe admirables, et dignes des plus belles que jâavais lues. Pourtant Marthe mây disait des choses bien ordinaires, et son supplice de vivre loin de moi. Il mâĂ©tonnait que ma jalousie ne fĂ»t pas plus mordante. Je commençais Ă considĂ©rer Jacques comme le mari ». Peu Ă peu jâoubliais sa jeunesse, je voyais en lui un barbon. Je nâĂ©crivais pas Ă Marthe ; il y avait tout de mĂȘme trop de risques. Au fond je me trouvais plutĂŽt heureux dâĂȘtre tenu Ă ne pas lui Ă©crire, Ă©prouvant, comme devant toute nouveautĂ©, la crainte vague de nâĂȘtre pas capable, et que mes lettres la choquassent ou lui parussent naĂŻves. Ma nĂ©gligence fit quâau bout de deux jours, ayant laissĂ© traĂźner sur ma table de travail une lettre de Marthe, elle disparut ; le lendemain, elle reparut sur la table. La dĂ©couverte de cette lettre dĂ©rangeait mes plans jâavais profitĂ© de la permission de Jacques, de mes longues heures de prĂ©sence, pour faire croire chez moi que je me dĂ©tachais de Marthe. Car si je mâĂ©tais dâabord montrĂ© fanfaron pour que mes parents apprissent que jâavais une maĂźtresse, je commençais Ă souhaiter quâils eussent moins de preuves. Et voici que mon pĂšre apprenait la vĂ©ritable cause de ma sagesse. Je profitai de ces loisirs pour de nouveau me rendre Ă lâacadĂ©mie de dessin ; car depuis longtemps je dessinais mes nus dâaprĂšs Marthe. Je ne sais pas si mon pĂšre le devinait ; du moins sâĂ©tonnait-il malicieusement, et dâune maniĂšre qui me faisait rougir, de la monotonie des modĂšles. Je retournai donc Ă la Grande-ChaumiĂšre, travaillai beaucoup, afin de rĂ©unir une provision dâĂ©tudes pour le reste de lâannĂ©e, provision que je renouvellerais Ă la prochaine visite du mari. Je revis aussi RenĂ©, renvoyĂ© de Henri IV. Il allait Ă Louis-le-Grand. Je lây cherchais tous les soirs, aprĂšs la Grande-ChaumiĂšre. Nous nous frĂ©quentions en cachette, car depuis son renvoi de Henri IV, et surtout depuis Marthe, ses parents, qui naguĂšre me considĂ©raient comme un bon exemple, lui avaient dĂ©fendu ma compagnie. RenĂ©, pour qui lâamour, dans lâamour, semblait un bagage encombrant, me plaisantait sur ma passion pour Marthe. Ne pouvant supporter ses pointes, je lui dis lĂąchement que je nâavais pas de vĂ©ritable amour. Son admiration pour moi, qui ces derniers temps avait faibli, sâen accrut sĂ©ance tenante. Je commençais Ă mâendormir sur lâamour de Marthe. Ce qui me tourmentait le plus, câĂ©tait le jeĂ»ne infligĂ© Ă mes sens. Mon Ă©nervement Ă©tait celui dâun pianiste sans piano, dâun fumeur sans cigarettes. RenĂ©, qui se moquait de mon cĆur, Ă©tait pourtant Ă©pris dâune femme quâil croyait aimer sans amour. Ce gracieux animal, Espagnole blonde, se dĂ©sarticulait si bien quâil devait sortir dâun cirque. RenĂ© qui feignait la dĂ©sinvolture Ă©tait fort jaloux. Il me supplia mi-riant, mi-pĂąlissant, de lui rendre un service bizarre. Ce service, pour qui connaĂźt le collĂšge, Ă©tait lâidĂ©e-type du collĂ©gien. Il dĂ©sirait savoir si cette femme le tromperait. Il sâagissait donc de lui faire des avances, pour se rendre compte. Ce service mâembarrassa. Ma timiditĂ© reprenait le dessus. Mais pour rien au monde je nâaurais voulu paraĂźtre timide et, du reste, la dame vint me tirer dâembarras. Elle me fit des avances si promptes que la timiditĂ©, qui empĂȘche certaines choses et oblige Ă dâautres, mâempĂȘcha de respecter RenĂ© et Marthe. Du moins espĂ©rais-je y trouver du plaisir, mais jâĂ©tais comme le fumeur habituĂ© Ă une seule marque. Il ne me resta donc que le remords dâavoir trompĂ© RenĂ©, Ă qui je jurai que sa maĂźtresse repoussait toute avance. Vis-Ă -vis de Marthe je nâĂ©prouvais aucun remords. Je mây forçais. Jâavais beau me dire que je ne lui pardonnerais jamais si elle me trompait, je nây pus rien. Ce nâest pas pareil », me donnai-je comme excuse avec la remarquable platitude que lâĂ©goĂŻsme apporte dans ses rĂ©ponses. De mĂȘme, jâadmettais fort bien de ne pas Ă©crire Ă Marthe, mais, si elle ne mâavait pas Ă©crit, jây eusse vu quâelle ne mâaimait pas. Pourtant cette lĂ©gĂšre infidĂ©litĂ© renforça mon amour. Jacques ne comprenait rien Ă lâattitude de sa femme. Marthe, plutĂŽt bavarde, ne lui adressait pas la parole. Sâil lui demandait Quâas-tu ? » elle rĂ©pondait Rien. » Mme Grangier eut diffĂ©rentes scĂšnes avec le pauvre Jacques. Elle lâaccusait de maladresse envers sa fille, se repentait de la lui avoir donnĂ©e. Elle attribuait Ă cette maladresse de Jacques le brusque changement survenu dans le caractĂšre de sa fille. Elle voulut la reprendre chez elle. Jacques sâinclina. Quelques jours aprĂšs son arrivĂ©e, il accompagna donc Marthe chez sa mĂšre, qui, flattant ses moindres caprices, encourageait sans se rendre compte son amour pour moi. Marthe Ă©tait nĂ©e dans cette demeure. Chaque chose, disait-elle Ă Jacques, lui rappelait le temps heureux oĂč elle sâappartenait. Elle devait dormir dans sa chambre de jeune fille. Jacques voulut que tout au moins on y dressĂąt un lit pour lui. Il provoqua une crise de nerfs. Marthe refusait de souiller cette chambre virginale. M. Grangier trouvait ces pudeurs absurdes. Mme Grangier en profita pour dire Ă son mari et Ă son gendre quâils ne comprenaient rien Ă la dĂ©licatesse fĂ©minine. Elle se sentait flattĂ©e que lâĂąme de sa fille appartĂźnt si peu Ă Jacques. Car tout ce que Marthe ĂŽtait Ă son mari, Mme Grangier se lâattribuait, trouvant ses scrupules sublimes. Sublimes, ils lâĂ©taient, mais pour moi. Les jours oĂč Marthe se prĂ©tendait le plus malade, elle exigeait de sortir. Jacques savait bien que ce nâĂ©tait pas pour le plaisir de lâaccompagner. Marthe, ne pouvant confier Ă personne les lettres Ă mon adresse, les mettait elle-mĂȘme Ă la poste. Je me fĂ©licitai encore plus de mon silence, car, si jâavais pu lui Ă©crire, en rĂ©ponse au rĂ©cit des tortures quâelle infligeait, je fusse intervenu en faveur de la victime. Ă certains moments je mâĂ©pouvantais du mal dont jâĂ©tais lâauteur ; Ă dâautres, je me disais que Marthe ne punirait jamais assez Jacques du crime de me lâavoir prise vierge. Mais comme rien ne nous rend moins sentimental » que la passion, jâĂ©tais, somme toute, ravi de ne pouvoir Ă©crire et quâainsi Marthe continuĂąt de dĂ©sespĂ©rer Jacques. Il repartit sans courage. Tous mirent cette crise sur le compte de la solitude Ă©nervante dans laquelle vivait Marthe. Car ses parents et son mari Ă©taient les seuls Ă ignorer notre liaison, les propriĂ©taires nâosant rien apprendre Ă Jacques par respect pour lâuniforme. Mme Grangier se fĂ©licitait dĂ©jĂ de retrouver sa fille, et quâelle vĂ©cĂ»t comme avant son mariage. Aussi les Grangier nâen revinrent-ils pas lorsque Marthe, le lendemain du dĂ©part de Jacques, annonça quâelle retournait Ă J⊠Je lây revis le jour mĂȘme. Dâabord je la grondai mollement dâavoir Ă©tĂ© si mĂ©chante. Mais quand je lus la premiĂšre lettre de Jacques, je fus pris de panique. Il disait combien, sâil nâavait plus lâamour de Marthe, il lui serait facile de se faire tuer. Je ne dĂ©mĂȘlai pas le chantage ». Je me vis responsable dâune mort, oubliant que je lâavais souhaitĂ©e. Je devins encore plus incomprĂ©hensible et plus injuste. De quelque cĂŽtĂ© que nous nous tournions sâouvrait une blessure. Marthe avait beau me rĂ©pĂ©ter quâil Ă©tait moins inhumain de ne plus flatter lâespoir de Jacques, câest moi qui lâobligeais de rĂ©pondre avec douceur. Câest moi qui dictais Ă sa femme les seules lettres tendres quâil en ait jamais reçues. Elle les Ă©crivait en se cabrant, en pleurant, mais je la menaçais de ne jamais revenir, si elle nâobĂ©issait pas. Que Jacques me dĂ»t ses seules joies attĂ©nuait mes remords. Je vis combien son dĂ©sir de suicide Ă©tait superficiel, Ă lâespoir qui dĂ©bordait de ses lettres, en rĂ©ponse aux nĂŽtres. Jâadmirais mon attitude, vis-Ă -vis du pauvre Jacques, alors que jâagissais par Ă©goĂŻsme et par crainte dâavoir un crime sur la conscience. Une pĂ©riode heureuse succĂ©da au drame. HĂ©las ! un sentiment de provisoire subsistait. Il tenait Ă mon Ăąge et Ă ma nature veule. Je nâavais de volontĂ© pour rien, ni pour fuir Marthe qui peut-ĂȘtre mâoublierait, et retournerait au devoir, ni pour pousser Jacques dans la mort. Notre union Ă©tait donc Ă la merci de la paix, du retour dĂ©finitif des troupes. Quâil chasse sa femme, elle me resterait. Quâil la garde, je me sentais incapable de la lui reprendre de force. Notre bonheur Ă©tait un chĂąteau de sable. Mais ici la marĂ©e nâĂ©tant pas Ă heure fixe, jâespĂ©rais quâelle monterait le plus tard possible. Maintenant, câest Jacques, charmĂ©, qui dĂ©fendait Marthe contre sa mĂšre, mĂ©contente du retour Ă J⊠Ce retour, lâaigreur aidant, avait du reste Ă©veillĂ© chez Mme Grangier quelques soupçons. Autre chose lui paraissait suspect Marthe refusait dâavoir des domestiques, au grand scandale de sa famille, et, encore plus, de sa belle-famille. Mais que pouvaient parents et beaux-parents contre Jacques devenu notre alliĂ©, grĂące aux raisons que je lui donnais par lâintermĂ©diaire de Marthe. Câest alors que J⊠ouvrit le feu sur elle. Les propriĂ©taires affectaient de ne plus lui parler. Personne ne la saluait. Seuls les fournisseurs Ă©taient professionnellement tenus Ă moins de morgue. Aussi, Marthe, sentant quelquefois le besoin dâĂ©changer des paroles, sâattardait dans les boutiques. Lorsque jâĂ©tais chez elle, si elle sâabsentait pour acheter du lait et des gĂąteaux, et quâau bout de cinq minutes, elle ne fĂ»t pas de retour, lâimaginant sous un tramway, je courais Ă toutes jambes jusque chez la crĂ©miĂšre ou le pĂątissier. Je lây trouvais causant avec eux. Fou de mâĂȘtre laissĂ© prendre Ă mes angoisses nerveuses, aussitĂŽt dehors, je mâemportais. Je lâaccusais dâavoir des goĂ»ts vulgaires, de trouver un charme Ă la conversation des fournisseurs. Ceux-ci, dont jâinterrompais les propos, me dĂ©testaient. LâĂ©tiquette des cours est assez simple, comme tout ce qui est noble. Mais rien nâĂ©gale en Ă©nigmes le protocole des petites gens. Leur folie des prĂ©sĂ©ances se fonde, dâabord, sur lâĂąge. Rien ne les choquerait plus que la rĂ©vĂ©rence dâune vieille duchesse Ă quelque jeune Prince. On devine la haine du pĂątissier, de la crĂ©miĂšre, Ă voir un gamin interrompre leurs rapports familiers avec Marthe. Ils lui eussent Ă elle trouvĂ© mille excuses, Ă cause de ces conversations. Les propriĂ©taires avaient un fils de vingt-deux ans. Il vint en permission. Marthe lâinvita Ă prendre le thĂ©. Le soir, nous entendĂźmes des Ă©clats de voix on lui dĂ©fendait de revoir la locataire. HabituĂ© Ă ce que mon pĂšre ne mĂźt son veto Ă aucun de mes actes, rien ne mâĂ©tonna plus que lâobĂ©issance du dadais. Le lendemain, comme nous traversions le jardin, il bĂȘchait. Sans doute Ă©tait-ce un pensum. Un peu gĂȘnĂ©, malgrĂ© tout, il dĂ©tourna la tĂȘte pour ne pas avoir Ă dire bonjour. Ces escarmouches peinaient Marthe ; assez intelligente et assez amoureuse pour se rendre compte que le bonheur ne rĂ©side pas dans la considĂ©ration des voisins, elle Ă©tait comme ces poĂštes qui savent que la vraie poĂ©sie est chose maudite », mais qui, malgrĂ© leur certitude, souffrent parfois de ne pas obtenir les suffrages quâils mĂ©prisent. Les conseillers municipaux jouent toujours un rĂŽle dans mes aventures. M. Marin qui habitait en dessous de chez Marthe, vieillard Ă barbe grise et de stature noble, Ă©tait un ancien conseiller municipal de J⊠RetirĂ© dĂšs avant la guerre, il aimait servir la patrie, lorsque lâoccasion se prĂ©sentait Ă portĂ©e de sa main. Se contentant de dĂ©sapprouver la politique communale, il vivait avec sa femme, ne recevant et ne rendant de visites quâaux approches de la nouvelle annĂ©e. Depuis quelques jours, un remue-mĂ©nage se faisait au-dessous, dâautant plus distinct que nous entendions, de notre chambre, les moindres bruits du rez-de-chaussĂ©e. Des frotteurs vinrent. La bonne, aidĂ©e par celle du propriĂ©taire, astiquait lâargenterie dans le jardin, ĂŽtait le vert-de-gris des suspensions de cuivre. Nous sĂ»mes par la crĂ©miĂšre quâun raout-surprise se prĂ©parait chez les Marin, sous un mystĂ©rieux prĂ©texte. Mme Marin Ă©tait allĂ©e inviter le maire et le supplier de lui accorder huit litres de lait. Autoriserait-il aussi la marchande Ă faire de la crĂšme ? Les permis accordĂ©s, le jour venu un vendredi, une quinzaine de notables parurent Ă lâheure dite avec leurs femmes, chacune fondatrice dâune sociĂ©tĂ© dâallaitement maternel, ou de secours aux blessĂ©s, dont elle Ă©tait prĂ©sidente, et les autres sociĂ©taires. La maĂźtresse de maison pour faire genre » recevait devant la porte. Elle avait profitĂ© de lâattraction mystĂ©rieuse pour transformer son raout en pique-nique. Toutes ces dames prĂȘchaient lâĂ©conomie et inventaient des recettes. Aussi leurs douceurs Ă©taient-elles des gĂąteaux sans farine, des crĂšmes au lichen, etc. Chaque nouvelle arrivante disait Ă Mme Marin Oh ! ça ne paye pas de mine, mais je crois que ce sera bon tout de mĂȘme. » M. Marin, lui, profitait de ce raout pour prĂ©parer sa rentrĂ©e politique ». Or, la surprise, câĂ©tait Marthe et moi. La charitable indiscrĂ©tion dâun de mes camarades de chemin de fer, le fils dâun des notables, me lâapprit. Jugez de ma stupeur quand je sus que la distraction des Marin Ă©tait de se tenir sous notre chambre vers la fin de lâaprĂšs-midi et de surprendre nos caresses. Sans doute y avaient-ils pris goĂ»t, et voulaient-ils publier leurs plaisirs. Bien entendu, les Marin, gens respectables, mettaient ce dĂ©vergondage sur le compte de la morale. Ils voulaient faire partager leur rĂ©volte par tout ce que la commune comptait de gens comme il faut. Les invitĂ©s Ă©taient en place. Mme Marin me savait chez Marthe, et avait dressĂ© la table sous sa chambre. Elle piaffait. Elle eĂ»t voulu la canne du rĂ©gisseur pour annoncer le spectacle. GrĂące Ă lâindiscrĂ©tion du jeune homme, qui trahissait pour mystifier sa famille et par solidaritĂ© dâĂąge, nous gardĂąmes le silence. Je nâavais pas osĂ© dire Ă Marthe le motif du pique-nique. Je pensais au visage dĂ©composĂ© de Mme Marin, les yeux sur les aiguilles de lâhorloge, et Ă lâimpatience de ses hĂŽtes. Enfin, vers sept heures, les couples se retirĂšrent bredouilles, traitant tout bas les Marin dâimposteurs et le pauvre M. Marin, ĂągĂ© de soixante-dix ans, dâarriviste. Ce futur conseiller vous promettait monts et merveilles, et nâattendait mĂȘme pas dâĂȘtre Ă©lu pour manquer Ă ses promesses. En ce qui concernait Mme Marin, ces dames virent dans le raout un moyen avantageux pour elle de se fournir du dessert. Le maire, en personnage, avait paru juste quelques minutes ; ces quelques minutes et les huit litres de lait firent chuchoter quâil Ă©tait du dernier bien avec la fille des Marin, institutrice Ă lâĂ©cole. Le mariage de Mlle Marin avait jadis fait scandale, paraissant peu digne dâune institutrice, car elle avait Ă©pousĂ© un sergent de ville. Je poussai la malice jusquâĂ leur faire entendre ce quâils eussent souhaitĂ© faire entendre aux autres. Marthe sâĂ©tonna de cette tardive ardeur. Ne pouvant plus y tenir, et au risque de la chagriner, je lui dis quel Ă©tait le but du raout. Nous en rĂźmes ensemble aux larmes. Mme Marin, peut-ĂȘtre indulgente si jâeusse servi ses plans, ne nous pardonna pas son dĂ©sastre. Il lui donna de la haine. Mais elle ne pouvait lâassouvir, ne disposant plus de moyens, et nâosant user de lettres anonymes. Nous Ă©tions au mois de mai. Je rencontrais moins Marthe chez elle et nây couchais que si je pouvais inventer chez moi un mensonge pour y rester le matin. Je lâinventais une ou deux fois la semaine. La perpĂ©tuelle rĂ©ussite de mon mensonge me surprenait. En rĂ©alitĂ© mon pĂšre ne me croyait pas. Avec une folle indulgence il fermait les yeux, Ă la seule condition que ni mes frĂšres, ni les domestiques, ne lâapprissent. Il me suffisait donc de dire que je partais Ă cinq heures du matin, comme le jour de ma promenade Ă la forĂȘt de SĂ©nart. Mais ma mĂšre ne prĂ©parait plus de panier. Mon pĂšre supportait tout, puis, sans transition, se cabrant, me reprochait ma paresse. Ces scĂšnes se dĂ©chaĂźnaient et se calmaient vite, comme les vagues. Rien nâabsorbe plus que lâamour. On nâest pas paresseux, parce que, Ă©tant amoureux, on paresse. Lâamour sent confusĂ©ment que son seul dĂ©rivatif rĂ©el est le travail. Aussi le considĂšre-t-il comme un rival. Et il nâen supporte aucun. Mais lâamour est paresse bienfaisante, comme la molle pluie qui fĂ©conde. Si la jeunesse est niaise, câest faute dâavoir Ă©tĂ© paresseuse. Ce qui infirme nos systĂšmes dâĂ©ducation, câest quâils sâadressent aux mĂ©diocres, Ă cause du nombre. Pour un esprit en marche, la paresse nâexiste pas. Je nâai jamais plus appris que dans ces longues journĂ©es qui, pour un tĂ©moin, eussent semblĂ© vides, et oĂč jâobservais mon cĆur novice comme un parvenu observe ses gestes Ă table. Quand je ne couchais pas chez Marthe, câest-Ă -dire presque tous les jours, nous nous promenions aprĂšs dĂźner, le long de la Marne, jusquâĂ onze heures. Je dĂ©tachais le canot de mon pĂšre. Marthe ramait ; moi, Ă©tendu, jâappuyais ma tĂȘte sur ses genoux. Je la gĂȘnais. Soudain un coup de rame, me cognant, me rappelait que cette promenade ne durerait pas toute la vie. Lâamour veut faire partager sa bĂ©atitude. Ainsi, une maĂźtresse de nature assez froide devient caressante, nous embrasse dans le cou, invente mille agaceries, si nous sommes en train dâĂ©crire une lettre. Je nâavais jamais tel dĂ©sir dâembrasser Marthe que lorsquâun travail la distrayait de moi ; jamais tant envie de toucher Ă ses cheveux, de la dĂ©coiffer, que quand elle se coiffait. Dans le canot je me prĂ©cipitais sur elle, la jonchant de baisers, pour quâelle lĂąchĂąt ses rames, et que le canot dĂ©rivĂąt, prisonnier des herbes, des nĂ©nufars blancs et jaunes. Elle y reconnaissait les signes dâune passion incapable de se contenir, alors que me poussait surtout la manie de dĂ©ranger, si forte. Puis nous amarrions le canot derriĂšre de hautes touffes. La crainte dâĂȘtre visibles ou de chavirer, me rendait nos Ă©bats mille fois plus voluptueux. Aussi ne me plaignais-je point de lâhostilitĂ© des propriĂ©taires qui rendait ma prĂ©sence chez Marthe trĂšs difficile. Ma soi-disant idĂ©e fixe de la possĂ©der comme ne lâavait pu possĂ©der Jacques, dâembrasser un coin de sa peau aprĂšs lui avoir fait jurer que jamais dâautres lĂšvres que les miennes ne sây Ă©taient mises, nâĂ©tait que du libertinage. Me lâavouais-je ? Tout amour comporte sa jeunesse, son Ăąge mĂ»r, sa vieillesse. Ătais-je Ă ce dernier stade oĂč dĂ©jĂ lâamour ne me satisfaisait plus sans certaines recherches. Car si ma voluptĂ© sâappuyait sur lâhabitude, elle sâavivait de ces mille riens, de ces lĂ©gĂšres corrections infligĂ©es Ă lâhabitude. Ainsi, nâest-ce pas dâabord dans lâaugmentation des doses, qui vite deviendraient mortelles, quâun intoxiquĂ© trouve lâextase, mais dans le rythme quâil invente, soit en changeant ses heures, soit en usant de supercheries pour dĂ©router lâorganisme. Jâaimais tant cette rive gauche de la Marne, que je frĂ©quentais lâautre, si diffĂ©rente, afin de pouvoir contempler celle que jâaimais. La rive droite est moins molle, consacrĂ©e aux maraĂźchers, aux cultivateurs, alors que la mienne lâest aux oisifs. Nous attachions le canot Ă un arbre, allions nous Ă©tendre au milieu du blĂ©. Le champ, sous la brise du soir, frissonnait. Notre Ă©goĂŻsme, dans sa cachette, oubliait le prĂ©judice, sacrifiant le blĂ© au confort de notre amour, comme nous y sacrifiions Jacques. Un parfum de provisoire excitait mes sens. Dâavoir goĂ»tĂ© Ă des joies plus brutales, plus ressemblantes Ă celles quâon Ă©prouve sans amour avec la premiĂšre venue, affadissait les autres. JâapprĂ©ciais dĂ©jĂ le sommeil chaste, libre, le bien-ĂȘtre de se sentir seul dans un lit aux draps frais. JâallĂ©guais des raisons de prudence pour ne plus passer de nuits chez Marthe. Elle admirait ma force de caractĂšre. Je redoutais aussi lâagacement que donne une certaine voix angĂ©lique des femmes qui sâĂ©veillent et qui, comĂ©diennes de race, semblent chaque matin sortir de lâau-delĂ . Je me reprochais mes critiques, mes feintes, passant des journĂ©es Ă me demander si jâaimais Marthe plus ou moins que naguĂšre. Mon amour sophistiquait tout. De mĂȘme que je traduisais faussement les phrases de Marthe, croyant leur donner un sens plus profond, jâinterprĂ©tais ses silences. Ai-je toujours eu tort ; un certain choc, qui ne se peut dĂ©crire, nous prĂ©venant que nous avons touchĂ© juste. Mes jouissances, mes angoisses Ă©taient plus fortes. CouchĂ© auprĂšs dâelle, lâenvie qui me prenait, dâune seconde Ă lâautre, dâĂȘtre couchĂ© seul, chez mes parents, me faisait augurer lâinsupportable dâune vie commune. Dâautre part, je ne pouvais imaginer de vivre sans Marthe. Je commençais Ă connaĂźtre le chĂątiment de lâadultĂšre. Jâen voulais Ă Marthe dâavoir, avant notre amour, consenti Ă meubler la maison de Jacques Ă ma guise. Ces meubles me devinrent odieux, que je nâavais pas choisis pour mon plaisir mais afin de dĂ©plaire Ă Jacques. Je mâen fatiguais, sans excuses. Je regrettais de nâavoir pas laissĂ© Marthe les choisir seule. Sans doute mâeussent-ils dâabord dĂ©plu, mais quel charme, ensuite, de mây habituer, par amour pour elle. JâĂ©tais jaloux que le bĂ©nĂ©fice de cette habitude revĂźnt Ă Jacques. Marthe me regardait avec de grands yeux naĂŻfs lorsque je lui disais amĂšrement JâespĂšre que, quand nous vivrons ensemble, nous ne garderons pas ces meubles. » Elle respectait tout ce que je disais. Croyant que jâavais oubliĂ© que ces meubles venaient de moi, elle nâosait me le rappeler. Elle se lamentait intĂ©rieurement de ma mauvaise mĂ©moire. Dans les premiers jours de juin, Marthe reçut une lettre de Jacques oĂč enfin il ne lâentretenait pas que de son amour. Il Ă©tait malade. On lâĂ©vacuait Ă lâhĂŽpital de Bourges. Je ne me rĂ©jouissais pas de le savoir malade, mais quâil eĂ»t quelque chose Ă dire me soulageait. Passant par JâŠ, le lendemain ou le surlendemain, il suppliait Marthe quâelle guettĂąt son train sur le quai de la gare. Marthe me montra cette lettre. Elle attendait un ordre. Lâamour lui donnait une nature dâesclave. Aussi, en face dâune telle servitude prĂ©ambulaire, avais-je du mal Ă ordonner ou dĂ©fendre. Selon moi, mon silence voulait dire que je consentais. Pouvais-je lâempĂȘcher dâapercevoir son mari pendant quelques secondes ? Elle garda le mĂȘme silence. Donc, par une espĂšce de convention tacite, je nâallai pas chez elle le lendemain. Le surlendemain matin, un commissionnaire mâapporta chez mes parents un mot quâil ne devait remettre quâĂ moi. Il Ă©tait de Marthe. Elle mâattendait au bord de lâeau. Elle me suppliait de venir, si jâavais encore de lâamour pour elle. Je courus jusquâau banc sur lequel Marthe mâattendait. Son bonjour, si peu en rapport avec le style de son billet, me glaça. Je crus son cĆur changĂ©. Simplement, Marthe avait pris mon silence de lâavant-veille pour un silence hostile. Elle nâavait pas imaginĂ© la moindre convention tacite. Ă des heures dâangoisse succĂ©dait le grief de me voir en vie puisque seule la mort eĂ»t dĂ» mâempĂȘcher de venir hier. Ma stupeur ne pouvait se feindre. Je lui expliquai ma rĂ©serve, mon respect pour ses devoirs envers Jacques malade. Elle me crut Ă demi. JâĂ©tais irritĂ©. Je faillis lui dire Pour une fois que je ne mens pas⊠» Nous pleurĂąmes. Mais ces confuses parties dâĂ©checs sont interminables, Ă©puisantes, si lâun des deux nây met bon ordre. En somme lâattitude de Marthe envers Jacques mâĂ©tait flatteuse. Je lâembrassai, la berçai. Le silence, dis-je, ne nous rĂ©ussit pas. » Nous nous promĂźmes de ne rien nous cĂ©ler de nos pensĂ©es secrĂštes, moi la plaignant un peu de croire que câest chose possible. Ă JâŠ, Jacques avait cherchĂ© des yeux Marthe, puis le train passant devant leur maison, il avait vu les volets ouverts. Sa lettre la suppliait de le rassurer. Il lui demandait de venir Ă Bourges. Il faut que tu partes », dis-je, de façon que cette simple phrase ne sentĂźt pas le reproche. â Jâirai, dit-elle, si tu mâaccompagnes. CâĂ©tait pousser trop loin lâinconscience. Mais ce quâexprimaient dâamour ses paroles, ses actes les plus choquants, me conduisait vite de la colĂšre Ă la gratitude. Je me cabrai. Je me calmai. Je lui parlai doucement, Ă©mu par sa naĂŻvetĂ©. Je la traitais comme un enfant qui demande la lune. Je lui reprĂ©sentai combien il Ă©tait immoral quâelle se fĂźt accompagner par moi. Que ma rĂ©ponse ne fĂ»t pas orageuse, comme celle dâun amant outragĂ©, sa portĂ©e sâen accrut. Pour la premiĂšre fois, elle mâentendait prononcer le mot de morale ». Ce mot vint Ă merveille, car, si peu mĂ©chante, elle devait bien connaĂźtre des crises de doute, comme moi, sur la moralitĂ© de notre amour. Sans ce mot, elle eĂ»t pu me croire amoral, Ă©tant fort bourgeoise, malgrĂ© sa rĂ©volte contre les excellents prĂ©jugĂ©s bourgeois. Mais au contraire puisque, pour la premiĂšre fois, je la mettais en garde, câĂ©tait une preuve que jusquâalors je considĂ©rais que nous nâavions rien fait de mal. Marthe regrettait cette espĂšce de voyage de noces scabreux. Elle comprenait, maintenant, ce quâil avait dâimpossible. â Du moins, dit-elle, permets-moi de ne pas y aller. Ce mot de morale » prononcĂ© Ă la lĂ©gĂšre mâinstituait son directeur de conscience. Jâen usai comme ces despotes qui se grisent dâun pouvoir nouveau. La puissance ne se montre que si lâon en use avec injustice. Je rĂ©pondis donc que je ne voyais aucun crime Ă ce quâelle nâallĂąt pas Ă Bourges. Je lui trouvai des motifs qui la persuadĂšrent fatigue du voyage, proche convalescence de Jacques. Ces motifs lâinnocentaient, sinon aux yeux de Jacques, du moins vis-Ă -vis de sa belle-famille. Ă force dâorienter Marthe dans un sens qui me convenait, je la façonnais peu Ă peu Ă mon image. Câest de quoi je mâaccusais, et de dĂ©truire sciemment notre bonheur. Quâelle me ressemblĂąt, et que ce fĂ»t mon Ćuvre, me ravissait et me fĂąchait. Jây voyais une raison de notre entente. Jây discernais aussi la cause de dĂ©sastres futurs. En effet je lui avais peu Ă peu communiquĂ© mon incertitude, qui le jour des dĂ©cisions lâempĂȘcherait dâen prendre aucune. Je la sentais comme moi les mains molles, espĂ©rant que la mer Ă©pargnerait le chĂąteau de sable, tandis que les autres enfants sâempressent de bĂątir plus loin. Il arrive que cette ressemblance morale dĂ©borde sur le physique. Regard, dĂ©marche plusieurs fois, des Ă©trangers nous prirent pour frĂšre et sĆur. Câest quâil existe en nous des germes de ressemblance que dĂ©veloppe lâamour. Un geste, une inflexion de voix, tĂŽt ou tard, trahissent les amants les plus prudents. Il faut admettre que si le cĆur a ses raisons que la raison ne connaĂźt pas, câest que celle-ci est moins raisonnable que notre cĆur. Sans doute, sommes-nous tous des Narcisse, aimant et dĂ©testant leur image, mais Ă qui toute autre est indiffĂ©rente. Câest cet instinct de ressemblance qui nous mĂšne dans la vie, nous criant halte ! » devant un paysage, une femme, un poĂšme. Nous pouvons en admirer dâautres, sans ressentir ce choc. Lâinstinct de ressemblance est la seule ligne de conduite qui ne soit pas artificielle. Mais dans la sociĂ©tĂ©, seuls les esprits grossiers sembleront ne point pĂ©cher contre la morale, poursuivant toujours le mĂȘme type. Ainsi certains hommes sâacharnent sur les blondes », ignorant que souvent les ressemblances les plus profondes sont les plus secrĂštes. Marthe depuis quelques jours semblait distraite, sans tristesse. Distraite, avec tristesse, jâaurais pu mâexpliquer sa prĂ©occupation par lâapproche du quinze juillet, date Ă laquelle il lui faudrait rejoindre la famille de Jacques, et Jacques en convalescence, sur une plage de la Manche. Ă son tour, Marthe se taisait, sursautant au bruit de ma voix. Elle supportait lâinsupportable visites de famille, avanies, sous-entendus aigres de sa mĂšre, bonhommes de son pĂšre, qui lui supposait un amant, sans y croire. Pourquoi supportait-elle tout ? Ătait-ce la suite de mes leçons lui reprochant dâattacher trop dâimportance aux choses, de sâaffecter des moindres ? Elle paraissait plus heureuse, mais dâun bonheur singulier, dont elle ressentait de la gĂȘne, et qui mâĂ©tait dĂ©sagrĂ©able, puisque je ne le partageais pas. Moi qui trouvais enfantin que Marthe dĂ©couvrĂźt dans mon mutisme une preuve dâindiffĂ©rence, Ă mon tour je lâaccusais de ne plus mâaimer, parce quâelle se taisait. Marthe nâosait pas mâapprendre quâelle Ă©tait enceinte. Jâeusse voulu paraĂźtre heureux de cette nouvelle. Mais dâabord elle me stupĂ©fia. Nâayant jamais pensĂ© que je pouvais devenir responsable de quoi que ce fĂ»t, je lâĂ©tais du pire. Jâenrageais aussi de nâĂȘtre pas assez homme pour trouver la chose simple. Marthe nâavait parlĂ© que contrainte. Elle tremblait que cet instant qui devait nous rapprocher nous sĂ©parĂąt. Je mimai si bien lâallĂ©gresse que ses craintes se dissipĂšrent. Elle gardait les traces profondes de la morale bourgeoise, et cet enfant signifiait pour elle que Dieu rĂ©compensait notre amour, quâil ne punissait aucun crime. Alors que Marthe trouvait maintenant dans sa grossesse une raison pour que je ne la quittasse jamais, cette grossesse me consterna. Ă notre Ăąge, il me semblait impossible, injuste, que nous eussions un enfant qui entraverait notre jeunesse. Pour la premiĂšre fois, je me rendais Ă des craintes dâordre matĂ©riel nous serions abandonnĂ©s de nos familles. Aimant dĂ©jĂ cet enfant, câest par amour que je le repoussais. Je ne me voulais pas responsable de son existence dramatique. Jâeusse Ă©tĂ© moi-mĂȘme incapable de la vivre. Lâinstinct est notre guide ; un guide qui nous conduit Ă notre perte. Hier, Marthe redoutait que sa grossesse nous Ă©loignĂąt lâun de lâautre. Aujourdâhui, quâelle ne mâavait jamais tant aimĂ©, elle croyait que mon amour grandissait comme le sien. Moi, hier, repoussant cet enfant, je commençai aujourdâhui Ă lâaimer et jâĂŽtais de lâamour Ă Marthe, de mĂȘme quâau dĂ©but de notre liaison mon cĆur lui donnait ce quâil retirait aux autres. Maintenant, posant ma bouche sur le ventre de Marthe, ce nâĂ©tait plus elle que jâembrassais, câĂ©tait mon enfant. HĂ©las ! Marthe nâĂ©tait plus ma maĂźtresse, mais une mĂšre. Je nâagissais plus jamais comme si nous Ă©tions seuls. Il y avait toujours un tĂ©moin prĂšs de nous, Ă qui nous devions rendre compte de nos actes. Je pardonnais mal ce brusque changement dont je rendais Marthe seule responsable, et pourtant je sentais que je lui aurais moins encore pardonnĂ© si elle mâavait menti. Ă certaines secondes je croyais que Marthe mentait pour faire durer un peu plus notre amour, mais que son fils nâĂ©tait pas le mien. Comme un malade qui recherche le calme, je ne savais de quel cĂŽtĂ© me tourner. Je sentais ne plus aimer la mĂȘme Marthe et que mon fils ne serait heureux quâĂ la condition de se croire celui de Jacques. Certes ce subterfuge me consternait. Il faudrait renoncer Ă Marthe. Dâautre part, jâavais beau me trouver un homme, le fait actuel Ă©tait trop grave pour que je me rengorgeasse jusquâĂ croire possible une aussi folle je pensais une aussi sage existence. Car enfin Jacques reviendrait. AprĂšs cette pĂ©riode extraordinaire il retrouverait, comme tant dâautres soldats trompĂ©s Ă cause des circonstances exceptionnelles, une Ă©pouse triste, docile, dont rien ne dĂ©cĂšlerait lâinconduite. Mais cet enfant ne pouvait sâexpliquer pour son mari que si elle supportait son contact aux vacances. Ma lĂąchetĂ© lâen supplia. De toutes nos scĂšnes, celle-ci ne fut ni la moins Ă©trange ni la moins pĂ©nible. Je mâĂ©tonnai du reste de rencontrer si peu de lutte. Jâen eus lâexplication plus tard. Marthe nâosait mâavouer une victoire de Jacques Ă sa derniĂšre permission et comptait, feignant de mâobĂ©ir, se refuser au contraire Ă lui, Ă Granville, sous prĂ©texte des malaises de son Ă©tat. Tout cet Ă©chafaudage se compliquait de dates dont la fausse coĂŻncidence, lors de lâaccouchement, ne laisserait de doutes Ă personne. Bah ! me disais-je, nous avons du temps devant nous. Les parents de Marthe redouteront le scandale. Ils lâemmĂšneront Ă la campagne et retarderont la nouvelle. » La date du dĂ©part de Marthe approchait. Je ne pouvais que bĂ©nĂ©ficier de cette absence. Ce serait un essai. JâespĂ©rais me guĂ©rir de Marthe. Si je nây parvenais pas, si mon amour Ă©tait trop vert pour se dĂ©tacher de lui-mĂȘme, je savais bien que je retrouverais Marthe aussi fidĂšle. Elle partit le douze juillet, Ă sept heures du matin. Je restai Ă J⊠la nuit prĂ©cĂ©dente. En y allant, je me promettais de ne pas fermer lâĆil de la nuit. Je ferais une telle provision de caresses, que je nâaurais plus besoin de Marthe pour le reste de mes jours. Un quart dâheure aprĂšs mâĂȘtre couchĂ©, je mâendormis. En gĂ©nĂ©ral, la prĂ©sence de Marthe troublait mon sommeil. Pour la premiĂšre fois, Ă cĂŽtĂ© dâelle, je dormis aussi bien que si jâeusse Ă©tĂ© seul. Ă mon rĂ©veil, elle Ă©tait dĂ©jĂ debout. Elle nâavait pas osĂ© me rĂ©veiller. Il ne me restait plus quâune demi-heure avant le train. Jâenrageais dâavoir laissĂ© perdre par le sommeil les derniĂšres heures que nous avions Ă passer ensemble. Elle pleurait aussi de partir. Pourtant jâeusse voulu employer les derniĂšres minutes Ă autre chose quâĂ boire nos larmes. Marthe me laissait sa clef, me demandant de venir, de penser Ă nous, et de lui Ă©crire sur sa table. Je mâĂ©tais jurĂ© de ne pas lâaccompagner jusquâĂ Paris. Mais je ne pouvais vaincre mon dĂ©sir de ses lĂšvres et, comme je souhaitais lĂąchement lâaimer moins, je mettais ce dĂ©sir sur le compte du dĂ©part, de cette derniĂšre fois » si fausse, puisque je sentais bien quâil nây aurait de derniĂšre fois sans quâelle le voulĂ»t. Ă la gare Montparnasse, oĂč elle devait rejoindre ses beaux-parents, je lâembrassai sans retenue. Je cherchais encore mon excuse dans le fait que, sa belle-famille surgissant, il se produirait enfin un drame dĂ©cisif. Revenu Ă FâŠ, accoutumĂ© Ă nây vivre quâen attendant de me rendre chez Marthe, je tĂąchai de me distraire. Je bĂȘchai le jardin, jâessayai de lire, je jouai Ă cache-cache avec mes sĆurs, ce qui ne mâĂ©tait pas arrivĂ© depuis cinq ans. Le soir, pour ne pas Ă©veiller de soupçons, il fallut que jâallasse me promener. Dâhabitude, jusquâĂ la Marne, la route mâĂ©tait lĂ©gĂšre. Ce soir-lĂ , je me traĂźnai, les cailloux me tordant le pied et prĂ©cipitant mes battements de cĆur. Ătendu dans la barque, je souhaitai la mort, pour la premiĂšre fois. Mais aussi incapable de mourir que de vivre, je comptais sur un assassin charitable. Je regrettais quâon ne pĂ»t mourir dâennui, ni de peine. Peu Ă peu ma tĂȘte se vidait, avec un bruit de baignoire. Une derniĂšre succion, plus longue, la tĂȘte est vide. Je mâendormis. Le froid dâune aube de juillet me rĂ©veilla. Je rentrai, transi, chez nous. La maison Ă©tait grande ouverte. Dans lâantichambre mon pĂšre me reçut avec duretĂ©. Ma mĂšre avait Ă©tĂ© un peu malade on avait envoyĂ© la femme de chambre me rĂ©veiller pour que jâallasse chercher le docteur. Mon absence Ă©tait donc officielle. Je supportai la scĂšne en admirant la dĂ©licatesse instinctive du bon juge qui, entre mille actions dâaspect blĂąmable, choisit la seule innocente pour permettre au criminel de se justifier. Je ne me justifiai dâailleurs pas, câĂ©tait trop difficile. Je laissai croire Ă mon pĂšre que je rentrais de J⊠et lorsquâil mâinterdit de sortir aprĂšs le dĂźner, je le remerciai Ă part moi dâĂȘtre encore mon complice et de me fournir une excuse pour ne plus traĂźner seul dehors. Jâattendais le facteur. CâĂ©tait ma vie. JâĂ©tais incapable du moindre effort pour oublier. Marthe mâavait donnĂ© un coupe-papier, exigeant que je ne mâen servisse que pour ouvrir ses lettres. Pouvais-je mâen servir ? Jâavais trop de hĂąte. Je dĂ©chirais les enveloppes. Chaque fois, honteux, je me promettais de garder la lettre un quart dâheure, intacte. JâespĂ©rais, par cette mĂ©thode, pouvoir Ă la longue reprendre de lâempire sur moi-mĂȘme, garder les lettres fermĂ©es dans ma poche. Je remettais toujours ce rĂ©gime au lendemain. Un jour, impatientĂ© par ma faiblesse, et dans un mouvement de rage, je dĂ©chirai une lettre sans la lire. DĂšs que les morceaux de papier eurent jonchĂ© le jardin, je me prĂ©cipitai, Ă quatre pattes. La lettre contenait une photographie de Marthe. Moi si superstitieux et qui interprĂ©tais les faits les plus minces dans un sens tragique, jâavais dĂ©chirĂ© ce visage. Jây vis un avertissement du ciel. Mes transes ne se calmĂšrent quâaprĂšs avoir passĂ© quatre heures Ă recoller la lettre et le portrait. Jamais je nâavais fourni un tel effort. La crainte quâil arrivĂąt malheur Ă Marthe me soutint pendant ce travail absurde qui me brouillait les yeux et les nerfs. Un spĂ©cialiste avait recommandĂ© les bains de mer Ă Marthe. Tout en mâaccusant de mĂ©chancetĂ©, je les lui dĂ©fendis, ne voulant pas que dâautres que moi pussent voir son corps. Du reste, puisque de toute maniĂšre Marthe devait passer un mois Ă Granville, je me fĂ©licitais de la prĂ©sence de Jacques. Je me rappelais sa photographie en blanc que Marthe mâavait montrĂ©e le jour des meubles. Rien ne me faisait plus peur que les jeunes hommes, sur la plage. Dâavance je les jugeais plus beaux, plus forts, plus Ă©lĂ©gants que moi. Son mari la protĂ©gerait contre eux. Ă certaines minutes de tendresse, comme un ivrogne qui embrasse tout le monde, je rĂȘvassais dâĂ©crire Ă Jacques, de lui avouer que jâĂ©tais lâamant de Marthe, et, mâautorisant de ce titre, de la lui recommander. Parfois jâenviais Marthe, adorĂ©e par Jacques et par moi. Ne devions-nous pas chercher ensemble Ă faire son bonheur ? Dans ces crises je me sentais amant complaisant. Jâeusse voulu connaĂźtre Jacques, lui expliquer les choses, et pourquoi nous ne devions pas ĂȘtre jaloux lâun de lâautre. Puis tout Ă coup la haine redressait cette pente douce. Dans chaque lettre Marthe me demandait dâaller chez elle. Son insistance me rappelait celle dâune de mes tantes fort dĂ©vote, me reprochant de ne jamais aller sur la tombe de ma grandâmĂšre. Je nâai pas lâinstinct du pĂšlerinage. Ces devoirs ennuyeux localisent la mort, lâamour. Ne peut-on penser Ă une morte, ou Ă sa maĂźtresse absente, ailleurs quâen un cimetiĂšre, ou dans certaine chambre. Je nâessayais pas de lâexpliquer Ă Marthe et lui racontais que je me rendais chez elle ; de mĂȘme, Ă ma tante, que jâĂ©tais allĂ© au cimetiĂšre. Pourtant je devais aller chez Marthe ; mais dans de singuliĂšres circonstances. Je rencontrai un jour sur le rĂ©seau cette jeune fille suĂ©doise Ă laquelle ses correspondants dĂ©fendaient de voir Marthe. Mon isolement me fit prendre goĂ»t aux enfantillages de cette petite personne. Je lui proposai de venir goĂ»ter Ă JâŠ, en cachette, le lendemain. Je lui cachai lâabsence de Marthe, pour quâelle ne sâeffarouchĂąt pas, et ajoutai mĂȘme combien elle serait heureuse de la revoir. Jâaffirme que je ne savais au juste ce que je comptais faire. Jâagissais comme ces enfants qui, liant connaissance, cherchent Ă sâĂ©tonner entre eux. Je ne rĂ©sistais pas Ă voir surprise ou colĂšre sur la figure dâange de SvĂ©a, quand je serais tenu de lui apprendre lâabsence de Marthe. Oui, câĂ©tait sans doute ce plaisir puĂ©ril dâĂ©tonner, parce que je ne trouvais rien Ă lui dire de surprenant, tandis quâelle bĂ©nĂ©ficiait dâune sorte dâexotisme et me surprenait Ă chaque phrase. Rien de plus dĂ©licieux que cette soudaine intimitĂ© entre personnes qui se comprennent mal. Elle portait au cou une petite croix dâor, Ă©maillĂ©e de bleu, qui pendait sur une robe assez laide que je rĂ©inventais Ă mon goĂ»t. Une vĂ©ritable poupĂ©e vivante. Je sentais croĂźtre mon dĂ©sir de renouveler ce tĂȘte Ă tĂȘte ailleurs quâen un wagon. Ce qui gĂątait un peu son air de couventine, câĂ©tait lâallure dâune Ă©lĂšve de lâĂ©cole Pigier, oĂč dâailleurs elle Ă©tudiait une heure par jour, sans grand profit, le français et la machine Ă Ă©crire. Elle me montra ses devoirs dactylographiĂ©s. Chaque lettre Ă©tait une faute, corrigĂ©e en marge par le professeur. Elle sortit dâun sac Ă main affreux, Ă©videmment son Ćuvre, un Ă©tui Ă cigarettes ornĂ© dâune couronne comtale. Elle mâoffrit une cigarette. Elle ne fumait pas, mais portait toujours cet Ă©tui, parce que ses amies fumaient. Elle me parlait de coutumes suĂ©doises que je feignais de connaĂźtre nuit de la Saint-Jean, confitures de myrtilles. Ensuite elle tira de son sac une photographie de sa sĆur jumelle, envoyĂ©e de SuĂšde la veille Ă cheval, toute nue, avec sur la tĂȘte un chapeau haut de forme de leur grand-pĂšre. Je devins Ă©carlate. Sa sĆur lui ressemblait tellement que je la soupçonnais de rire de moi, et de montrer sa propre image. Je me mordais les lĂšvres, pour calmer leur envie dâembrasser cette espiĂšgle naĂŻve. Je dus avoir une expression bien bestiale car je la vis peureuse, cherchant des yeux le signal dâalarme. Le lendemain elle arriva chez Marthe Ă quatre heures. Je lui dis que Marthe Ă©tait Ă Paris mais rentrerait vite. Jâajoutai Elle mâa dĂ©fendu de vous laisser partir avant son retour. » Je comptais ne lui avouer mon stratagĂšme que trop tard. Heureusement elle Ă©tait gourmande. Ma gourmandise Ă moi prenait une forme inĂ©dite. Je nâavais aucune faim pour la tarte, la glace Ă la framboise, mais souhaitais ĂȘtre tarte et glace dont elle approchĂąt sa bouche. Je faisais avec la mienne des grimaces involontaires. Ce nâest pas par vice que je convoitais SvĂ©a, mais par gourmandise. Ses joues mâeussent suffi, Ă dĂ©faut de ses lĂšvres. Je parlais en prononçant chaque syllabe pour quâelle comprĂźt bien. ExcitĂ© par cette amusante dĂźnette, je mâĂ©nervais, moi toujours silencieux, de ne pouvoir parler vite. JâĂ©prouvais un besoin de bavardage, de confidences enfantines. Jâapprochais mon oreille de sa bouche. Je buvais ses petites paroles. Je lâavais contrainte Ă prendre une liqueur. AprĂšs, jâeus pitiĂ© dâelle comme dâun oiseau quâon grise. JâespĂ©rais que sa griserie servirait mes desseins, car peu mâimportait quâelle me donnĂąt ses lĂšvres de bon cĆur ou non. Je pensai Ă lâinconvenance de cette scĂšne chez Marthe, mais, me rĂ©pĂ©tai-je, en somme je ne retire rien Ă notre amour. Je dĂ©sirais SvĂ©a comme un fruit, ce dont une maĂźtresse ne peut ĂȘtre jalouse. Je tenais sa main dans mes mains qui mâapparurent pataudes. Jâaurais voulu la dĂ©shabiller, la bercer. Elle sâĂ©tendit sur le divan. Je me levai, me penchai Ă lâendroit oĂč commençaient ses cheveux, duvet encore. Je ne concluais pas de son silence que mes baisers lui fissent plaisir ; mais incapable de sâindigner, elle ne trouvait aucune façon polie de me repousser en français. Je mordillais ses joues, mâattendant Ă ce quâun jus sucrĂ© jaillisse, comme des pĂȘches. Enfin jâembrassai sa bouche. Elle subissait mes caresses, patiente victime, fermant cette bouche et les yeux. Son seul geste de refus consistait Ă remuer faiblement la tĂȘte de droite Ă gauche, et de gauche Ă droite. Je ne me mĂ©prenais pas, mais ma bouche y trouvait lâillusion dâune rĂ©ponse. Je restais auprĂšs dâelle comme je nâavais jamais Ă©tĂ© auprĂšs de Marthe. Cette rĂ©sistance qui nâen Ă©tait pas une flattait mon audace et ma paresse. JâĂ©tais assez naĂŻf pour croire quâil en irait de mĂȘme ensuite et que je bĂ©nĂ©ficierais dâun viol facile. Je nâavais jamais dĂ©shabillĂ© de femmes ; jâavais plutĂŽt Ă©tĂ© dĂ©shabillĂ© par elles. Aussi je mây pris maladroitement, commençant par ĂŽter ses souliers et ses bas. Je baisais ses pieds et ses jambes. Mais quand je voulus dĂ©grafer son corsage, SvĂ©a se dĂ©battit comme un petit diable qui ne veut pas aller se coucher et quâon dĂ©vĂȘt de force. Elle me rouait de coups de pied. Jâattrapais ses pieds au vol, je les emprisonnais, les baisais. Enfin la satiĂ©tĂ© arriva, comme la gourmandise sâarrĂȘte aprĂšs trop de crĂšme et de friandises. Il fallut bien que je lui apprisse ma supercherie, et que Marthe Ă©tait en voyage. Je lui fis promettre, si elle rencontrait Marthe, de ne jamais lui raconter notre entrevue. Je ne lui avouai pas que jâĂ©tais son amant, mais le lui laissai entendre. Le plaisir du mystĂšre lui fit rĂ©pondre Ă demain » quand, rassasiĂ© dâelle, je lui demandai par politesse si nous nous reverrions un jour. Je ne retournai pas chez Marthe. Et peut-ĂȘtre SvĂ©a ne vint-elle pas sonner Ă la porte close. Je sentais combien blĂąmable pour la morale courante Ă©tait ma conduite. Car sans doute sont-ce les circonstances qui mâavaient fait paraĂźtre SvĂ©a si prĂ©cieuse. Ailleurs que dans la chambre de Marthe, lâeussĂ©-je dĂ©sirĂ©e ? Mais je nâavais pas de remords. Et ce nâest pas en pensant Ă Marthe que je dĂ©laissai la petite SuĂ©doise, mais parce que jâavais tirĂ© dâelle tout le sucre. Quelques jours aprĂšs, je reçus une lettre de Marthe. Elle en contenait une de son propriĂ©taire, lui disant que sa maison nâĂ©tait pas une maison de rendez-vous, quel usage je faisais de la clef de son appartement, oĂč jâavais emmenĂ© une femme. Jâai une preuve de ta traĂźtrise, ajoutait Marthe. Elle ne me reverrait jamais. Sans doute souffrirait-elle, mais elle prĂ©fĂ©rait souffrir quâĂȘtre dupe. Je savais ces menaces anodines, et quâil suffirait dâun mensonge, ou mĂȘme au besoin de la vĂ©ritĂ©, pour les anĂ©antir. Mais il me vexait que dans une lettre de rupture, Marthe ne me parlĂąt pas de suicide. Je lâaccusai de froideur. Je trouvai sa lettre indigne dâune explication. Car moi, dans une situation analogue, sans penser au suicide, jâaurais cru, par convenance, en devoir menacer Marthe. Trace indĂ©lĂ©bile de lâĂąge et du collĂšge je croyais certains mensonges commandĂ©s par le code passionnel. Une besogne neuve, dans mon apprentissage de lâamour, se prĂ©sentait mâinnocenter vis-Ă -vis de Marthe, et lâaccuser dâavoir moins de confiance en moi quâen son propriĂ©taire. Je lui expliquai combien habile Ă©tait cette manĆuvre de la coterie Marin. En effet, SvĂ©a Ă©tait venue la voir un jour oĂč jâĂ©crivais chez elle, et si jâavais ouvert câest parce que, ayant aperçu la jeune fille par la fenĂȘtre, et sachant quâon lâĂ©loignait de Marthe, je ne voulais pas lui laisser croire que Marthe lui tenait rigueur de cette pĂ©nible sĂ©paration. Sans doute, venait-elle en cachette et au prix de difficultĂ©s sans nombre. Ainsi pouvais-je annoncer Ă Marthe que le cĆur de SvĂ©a lui demeurait intact. Et je terminais en exprimant le rĂ©confort dâavoir pu parler de Marthe, chez elle, avec sa plus intime compagne. Cette alerte me fĂźt maudire lâamour qui nous force Ă rendre compte de nos actes, alors que jâeusse tant aimĂ© nâen jamais rendre compte, Ă moi pas plus quâaux autres. Il faut pourtant, me disais-je, que lâamour offre de grands avantages puisque tous les hommes remettent leur libertĂ© entre ses mains. Je souhaitais dâĂȘtre vite assez fort pour me passer dâamour et, ainsi, nâavoir Ă sacrifier aucun de mes dĂ©sirs. Jâignorais que servitude pour servitude, il vaut encore mieux ĂȘtre asservi par son cĆur que lâesclave de ses sens. Comme lâabeille butine et enrichit la ruche, â de tous ses dĂ©sirs qui le prennent dans la rue, un amoureux enrichit son amour. Il en fait bĂ©nĂ©ficier sa maĂźtresse. Je nâavais pas encore dĂ©couvert cette discipline qui donne aux natures infidĂšles, la fidĂ©litĂ©. Quâun homme convoite une fille et reporte cette chaleur sur la femme quâil aime, son dĂ©sir plus vif parce quâinsatisfait laissera croire Ă cette femme quâelle nâa jamais Ă©tĂ© mieux aimĂ©e. On la trompe, mais la morale, selon les gens, est sauve. Ă de tels calculs, commence le libertinage. Quâon ne condamne donc pas trop vite certains hommes capables de tromper leur maĂźtresse au plus fort de leur amour ; quâon ne les accuse pas dâĂȘtre frivoles. Ils rĂ©pugnent Ă ce subterfuge et ne songent mĂȘme pas Ă confondre leur bonheur et leurs plaisirs. Marthe attendait que je me disculpasse. Elle me supplia de lui pardonner ses reproches. Je le fis, non sans façons. Elle Ă©crivit au propriĂ©taire, le priant ironiquement dâadmettre quâen son absence jâouvrisse Ă une de ses amies. Quand Marthe revint, aux derniers jours dâaoĂ»t, elle nâhabita pas JâŠ, mais la maison de ses parents, qui prolongeaient leur villĂ©giature. Ce nouveau dĂ©cor oĂč Marthe avait toujours vĂ©cu me servit dâaphrodisiaque. La fatigue sensuelle, le dĂ©sir secret du sommeil solitaire, disparurent. Je ne passai aucune nuit chez mes parents. Je flambais, je me hĂątais, comme les gens qui doivent mourir jeunes et qui mettent les bouchĂ©es doubles. Je voulais profiter de Marthe avant que lâabĂźmĂąt sa maternitĂ©. Cette chambre de jeune fille, oĂč elle avait refusĂ© la prĂ©sence de Jacques, Ă©tait notre chambre. Au-dessus de son lit Ă©troit, jâaimais que mes yeux la rencontrassent en premiĂšre communiante. Je lâobligeais Ă regarder fixement une autre image dâelle, bĂ©bĂ©, pour que notre enfant lui ressemblĂąt. Je rĂŽdais, ravi, dans cette maison qui lâavait vue naĂźtre et sâĂ©panouir. Dans une chambre de dĂ©barras, je touchais son berceau, dont je voulais quâil servĂźt encore, et je lui faisais sortir ses brassiĂšres, ses petites culottes, reliques des Grangier. Je ne regrettais pas lâappartement de JâŠ, oĂč les meubles nâavaient pas le charme du plus laid mobilier des familles. Ils ne pouvaient rien mâapprendre. Au contraire, ici, me parlaient de Marthe tous ces meubles auxquels, petite, elle avait dĂ» se cogner la tĂȘte. Et puis nous vivions seuls, sans conseiller municipal, sans propriĂ©taire. Nous ne nous gĂȘnions pas plus que des sauvages, nous promenant presque nus dans le jardin, vĂ©ritable Ăźle dĂ©serte. Nous nous couchions sur la pelouse, nous goĂ»tions sous une tonnelle dâaristoloche, de chĂšvrefeuille, de vigne vierge. Bouche Ă bouche, nous nous disputions les prunes que je ramassais, toutes blessĂ©es, tiĂšdes de soleil. Mon pĂšre nâavait jamais pu obtenir que je mâoccupasse de mon jardin, comme mes frĂšres, mais je soignais celui de Marthe. Je ratissais, jâarrachais les mauvaises herbes. Au soir dâune journĂ©e chaude, je ressentais le mĂȘme orgueil dâhomme, si enivrant, Ă Ă©tancher la soif de la terre, des fleurs suppliantes, quâĂ satisfaire le dĂ©sir dâune femme. Jâavais toujours trouvĂ© la bontĂ© un peu niaise je comprenais toute sa force. Les fleurs sâĂ©panouissant grĂące Ă mes soins, les poules dormant Ă lâombre aprĂšs que je leur avais jetĂ© des graines que de bontĂ© ? â Que dâĂ©goĂŻsme ! Des fleurs mortes, des poules maigres eussent mis de la tristesse dans notre Ăźle dâamour. Eau et graines venant de moi sâadressaient plus Ă moi quâaux fleurs et quâaux poules. Dans ce renouveau du cĆur, jâoubliais ou je mĂ©prisais mes rĂ©centes dĂ©couvertes. Je prenais le libertinage provoquĂ© par le contact avec cette maison de famille, pour la fin du libertinage. Aussi, cette derniĂšre semaine dâaoĂ»t et ce mois de septembre furent-ils ma seule Ă©poque de vrai bonheur. Je ne trichais, ni ne me blessais, ni ne blessais Marthe. Je ne voyais plus dâobstacles. Jâenvisageais Ă seize ans un genre de vie quâon souhaite Ă lâĂąge mĂ»r. Nous vivrions, Ă la campagne ; nous y resterions Ă©ternellement jeunes. Ătendu contre elle sur la pelouse, caressant sa figure avec un brin dâherbe, jâexpliquais lentement, posĂ©ment, Ă Marthe, quelle serait notre vie. Marthe, depuis son retour, cherchait un appartement pour nous Ă Paris. Ses yeux se mouillĂšrent, quand je lui dĂ©clarai que je dĂ©sirais vivre Ă la campagne Je nâaurais jamais osĂ© te lâoffrir, me dit-elle. Je croyais que tu tâennuierais, seul avec moi, que tu avais besoin de la ville. » Comme tu me connais mal », rĂ©pondais-je. Jâaurais voulu habiter prĂšs de Mandres, oĂč nous Ă©tions allĂ©s nous promener un jour, et oĂč on cultive les roses. Depuis, quand par hasard, ayant dĂźnĂ© Ă Paris avec Marthe, nous reprenions le dernier train, jâavais respirĂ© ces roses. Dans la cour de la gare, les manĆuvres dĂ©chargent dâimmenses caisses qui embaument. Jâavais, toute mon enfance, entendu parler de ce mystĂ©rieux train des roses qui passe Ă une heure oĂč les enfants dorment. Marthe disait Les roses nâont quâune saison. AprĂšs, ne crains-tu pas de trouver Mandres laide ? Nâest-il pas sage de choisir un lieu moins beau, mais dâun charme plus Ă©gal ? » Je me reconnaissais bien lĂ . Lâenvie de jouir pendant deux mois des roses me faisait oublier les dix autres mois, et le fait de choisir Mandres mâapportait encore une preuve de la nature Ă©phĂ©mĂšre de notre amour. Souvent ne dĂźnant pas Ă F⊠sous prĂ©texte de promenades ou dâinvitations, je restais avec Marthe. Un aprĂšs-midi je trouvai auprĂšs dâelle un jeune homme en uniforme dâaviateur. CâĂ©tait son cousin. Marthe, que je ne tutoyais pas, se leva et vint mâembrasser dans le cou. Son cousin sourit de ma gĂȘne. Devant Paul, rien Ă craindre, mon chĂ©ri, dit-elle. Je lui ai tout racontĂ©. » JâĂ©tais gĂȘnĂ© mais enchantĂ© que Marthe eĂ»t avouĂ© Ă son cousin quâelle mâaimait. Ce garçon, charmant et superficiel, et qui ne songeait quâĂ ce que son uniforme ne fĂ»t pas rĂ©glementaire, parut ravi de cet amour. Il y voyait une bonne farce faite Ă Jacques quâil mĂ©prisait pour nâĂȘtre ni aviateur, ni habituĂ© des bars. Paul Ă©voquait toutes les parties dâenfance dont ce jardin avait Ă©tĂ© le théùtre. Je questionnais, avide de cette conversation qui me montrait Marthe sous un jour inattendu. En mĂȘme temps je ressentais de la tristesse. Car jâĂ©tais trop prĂšs de lâenfance pour en oublier les jeux inconnus des parents ; soit que les grandes personnes ne gardent aucune mĂ©moire de ces jeux, soit quâelles les envisagent comme un mal inĂ©vitable. JâĂ©tais jaloux du passĂ© de Marthe. Comme nous racontions Ă Paul, en riant, la haine du propriĂ©taire, et le raout des Marin, il nous proposa, mis en verve, sa garçonniĂšre de Paris. Je remarquai que Marthe nâosa pas lui avouer que nous avions projet de vivre ensemble. On sentait quâil encourageait notre amour, en tant que divertissement, mais quâil hurlerait avec les loups le jour dâun scandale. Marthe se levait de table et servait. Les domestiques avaient suivi Mme Grangier Ă la campagne, car, toujours par prudence, Marthe prĂ©tendait nâaimer vivre que comme Robinson. Ses parents, croyant leur fille romanesque et que les romanesques sont pareils aux fous quâil ne faut pas contredire, la laissaient seule. Nous restĂąmes longtemps Ă table. Paul montait les meilleures bouteilles. Nous Ă©tions gais, dâune gaĂźtĂ© que nous regretterions sans doute, car Paul agissait en confident dâun adultĂšre quelconque. Il raillait Jacques. En me taisant, je risquai de lui faire sentir son manque de tact ; je prĂ©fĂ©rai me joindre au jeu plutĂŽt quâhumilier ce cousin facile. Lorsque nous regardĂąmes lâheure, le dernier train pour Paris Ă©tait passĂ©. Marthe proposa un lit. Paul accepta. Je regardai Marthe dâun tel Ćil, quâelle ajouta Bien entendu, mon chĂ©ri, tu restes. » Jâeus lâillusion dâĂȘtre chez moi, Ă©poux de Marthe, et de recevoir un cousin de ma femme, lorsque, sur le seuil de notre chambre, Paul nous dit bonsoir, embrassant sa cousine sur les joues le plus naturellement du monde. Ă la fin de septembre, je sentis bien que quitter cette maison câĂ©tait quitter le bonheur. Encore quelques mois de grĂące, et il nous faudrait choisir, vivre dans le mensonge ou dans la vĂ©ritĂ©, pas plus Ă lâaise ici que lĂ . Comme il importait que Marthe ne fĂ»t pas abandonnĂ©e de ses parents, avant la naissance de notre enfant, jâosai enfin mâenquĂ©rir si elle avait prĂ©venu Mme Grangier de sa grossesse. Elle me dit que oui, et quâelle avait prĂ©venu Jacques. Jâeus donc une occasion de constater quâelle me mentait parfois, car au mois de mai, aprĂšs le sĂ©jour de Jacques, elle mâavait jurĂ© quâil ne lâavait pas approchĂ©e. La nuit descendait de plus en plus tĂŽt ; et la fraĂźcheur des soirs empĂȘchait nos promenades. Il nous Ă©tait difficile de nous voir Ă J⊠Pour quâun scandale nâĂ©clatĂąt pas, il nous fallait prendre des prĂ©cautions de voleurs, guetter dans la rue lâabsence des Marin et du propriĂ©taire. La tristesse de ce mois dâoctobre, de ces soirĂ©es fraĂźches, mais pas assez froides pour permettre du feu, nous conseillait le lit dĂšs cinq heures. Chez mes parents, se coucher le jour signifiait ĂȘtre malade, ce lit de cinq heures me charmait. Je nâimaginais pas que dâautres y fussent. JâĂ©tais seul avec Marthe, couchĂ©, arrĂȘtĂ©, au milieu dâun monde actif. Marthe nue, jâosais Ă peine la regarder. Suis-je donc monstrueux ? Je ressentais des remords du plus noble emploi de lâhomme. Dâavoir abĂźmĂ© la grĂące de Marthe, de voir son ventre saillir, je me considĂ©rais comme un vandale. Au dĂ©but de notre amour, quand je la mordais, ne me disait-elle pas Marque-moi ? » Ne lâavais-je pas marquĂ©e de la pire façon ? Maintenant Marthe ne mâĂ©tait pas seulement la plus aimĂ©e, ce qui ne veut pas dire la mieux aimĂ©e des maĂźtresses, mais elle me tenait lieu de tout. Je ne pensais mĂȘme pas Ă mes amis ; je les redoutais, au contraire, sachant quâils croient nous rendre service en nous dĂ©tournant de notre route. Heureusement, ils jugent nos maĂźtresses insupportables et indignes de nous. Câest notre seule sauvegarde. Lorsquâil nâen va plus ainsi, elles risquent de devenir les leurs. Mon pĂšre commençait Ă sâeffrayer. Mais ayant toujours pris ma dĂ©fense contre sa sĆur et ma mĂšre, il ne voulait pas avoir lâair de se rĂ©tracter, et câest sans rien leur en dire quâil se ralliait Ă elles. Avec moi, il se dĂ©clarait prĂȘt Ă tout pour me sĂ©parer de Marthe. Il prĂ©viendrait ses parents, son mari⊠Le lendemain, il me laissait libre. Je devinais ses faiblesses. Jâen profitais. Jâosais rĂ©pondre. Je lâaccablais dans le mĂȘme sens que ma mĂšre et ma tante, lui reprochant de mettre trop tard en Ćuvre son autoritĂ©. Nâavait-il pas voulu que je connusse Marthe ? Il sâaccablait Ă son tour. Une atmosphĂšre tragique circulait dans la maison. Quel exemple pour mes deux frĂšres ! Mon pĂšre prĂ©voyait dĂ©jĂ ne rien pouvoir leur rĂ©pondre un jour, lorsquâils justifieraient leur indiscipline par la mienne. Jusquâalors, il croyait Ă une amourette, mais, de nouveau, ma mĂšre surprit une correspondance. Elle lui porta triomphalement ces piĂšces de son procĂšs. Marthe parlait de notre avenir et de notre enfant ! Ma mĂšre me considĂ©rait trop encore comme un bĂ©bĂ©, pour me devoir raisonnablement un petit-fils ou une petite-fille. Il lui apparaissait impossible dâĂȘtre grandâmĂšre Ă son Ăąge. Au fond, câĂ©tait pour elle la meilleure preuve que cet enfant nâĂ©tait pas le mien. LâhonnĂȘtetĂ© peut rejoindre les sentiments les plus vils. Ma mĂšre, avec sa profonde honnĂȘtetĂ©, ne pouvait admettre quâune femme trompĂąt son mari. Cet acte lui reprĂ©sentait un tel dĂ©vergondage quâil ne pouvait sâagir dâamour. Que je fusse lâamant de Marthe signifiait pour ma mĂšre quâelle en avait dâautres. Mon pĂšre savait combien faux peut ĂȘtre un tel raisonnement, mais lâutilisait pour jeter un trouble dans mon Ăąme, et diminuer Marthe. Il me laissa entendre que jâĂ©tais le seul Ă ne pas savoir ». Je rĂ©pliquai quâon la calomniait de la sorte Ă cause de son amour pour moi. Mon pĂšre, qui ne voulait pas que je bĂ©nĂ©ficiasse de ces bruits, me certifia quâils prĂ©cĂ©daient notre liaison, et mĂȘme son mariage. AprĂšs avoir conservĂ© Ă notre maison une façade digne, il perdait toute retenue, et, quand je nâĂ©tais pas rentrĂ© depuis plusieurs jours, envoyait la femme de chambre chez Marthe, avec un mot Ă mon adresse, mâordonnant de rentrer dâurgence ; sinon il dĂ©clarerait ma fuite Ă la prĂ©fecture de police et poursuivrait Mme L. pour dĂ©tournement de mineur. Marthe sauvegardait les apparences, prenait un air surpris, disait Ă la femme de chambre quâelle me remettrait lâenveloppe Ă ma premiĂšre visite. Je rentrais un peu plus tard, maudissant mon Ăąge. Il mâempĂȘchait de mâappartenir. Mon pĂšre nâouvrait pas la bouche, ni ma mĂšre. Je fouillais le Code sans trouver les articles de loi concernant les mineurs. Avec une remarquable inconscience, je ne croyais pas que ma conduite me pĂ»t mener en maison de correction. Enfin, aprĂšs avoir Ă©puisĂ© vainement le Code, jâen revins au Grand Larousse, oĂč je relus dix fois lâarticle mineur », sans dĂ©couvrir rien qui nous concernĂąt. Le lendemain, mon pĂšre me laissait libre encore. Pour ceux qui rechercheraient les mobiles de son Ă©trange conduite, je les rĂ©sume en trois lignes il me laissait agir Ă ma guise. Puis il en avait honte. Il menaçait, plus furieux contre lui que contre moi. Ensuite, la honte de sâĂȘtre mis en colĂšre le poussait Ă lĂącher les brides. Mme Grangier, elle, avait Ă©tĂ© mise en Ă©veil, Ă son retour de la campagne, par les insidieuses questions des voisins. Feignant de croire que jâĂ©tais un frĂšre de Jacques, ils lui apprenaient notre vie commune. Comme, dâautre part, Marthe ne pouvait se retenir de prononcer mon nom Ă propos de rien, de rapporter quelque chose que jâavais fait ou dit, sa mĂšre ne resta pas longtemps dans le doute sur la personnalitĂ© du frĂšre de Jacques. Elle pardonnait encore, certaine que lâenfant, quâelle croyait de Jacques, mettrait un terme Ă lâaventure. Elle ne raconta rien Ă M. Grangier, par crainte dâun Ă©clat. Mais elle mettait cette discrĂ©tion sur le compte dâune grandeur dâĂąme dont il importait dâavertir Marthe pour quâelle lui en sĂ»t grĂ©. Afin de prouver Ă sa fille quâelle savait tout, elle la harcelait sans cesse, parlait par sous-entendus, et si maladroitement que M. Grangier, seul avec sa femme, la priait de mĂ©nager leur pauvre petite, innocente, Ă qui ces continuelles suppositions finiraient par tourner la tĂȘte. Ă quoi Mme Grangier rĂ©pondait quelquefois par un simple sourire, de façon Ă lui laisser entendre que leur fille avait avouĂ©. Cette attitude, et son attitude prĂ©cĂ©dente, lors du premier sĂ©jour de Jacques, mâincitent Ă croire que Mme Grangier, eĂ»t-elle dĂ©sapprouvĂ© complĂštement sa fille, pour lâunique satisfaction de donner tort Ă son mari et Ă son gendre, lui aurait, devant eux, donnĂ© raison. Au fond, Mme Grangier admirait Marthe de tromper son mari, ce quâelle-mĂȘme nâavait jamais osĂ© faire, soit par scrupules, soit par manque dâoccasion. Sa fille la vengeait dâavoir Ă©tĂ©, croyait-elle, incomprise. Niaisement idĂ©aliste, elle se bornait Ă lui en vouloir dâaimer un garçon aussi jeune que moi, et moins apte que nâimporte qui Ă comprendre la dĂ©licatesse fĂ©minine ». Les Lacombe, que Marthe visitait de moins en moins, ne pouvaient, habitant Paris, rien soupçonner. Simplement, Marthe, leur apparaissant toujours plus bizarre, leur dĂ©plaisait de plus en plus. Ils Ă©taient inquiets de lâavenir. Ils se demandaient ce que serait ce mĂ©nage dans quelques annĂ©es. Toutes les mĂšres, par principe, ne souhaitent rien tant pour leurs fils que le mariage, mais dĂ©sapprouvent la femme quâils choisissent. La mĂšre de Jacques le plaignait donc dâavoir une telle femme. Quant Ă Mlle Lacombe, la principale raison de ses mĂ©disances venait de ce que Marthe dĂ©tenait, seule, le secret dâune idylle poussĂ©e assez loin, lâĂ©tĂ© oĂč elle avait connu Jacques au bord de la mer. Cette sĆur prĂ©disait le plus sombre avenir au mĂ©nage, disant que Marthe tromperait Jacques si par hasard ce nâĂ©tait dĂ©jĂ chose faite. Lâacharnement de son Ă©pouse et de sa fille forçait parfois Ă sortir de table M. Lacombe, brave homme qui aimait Marthe. Alors, mĂšre et fille Ă©changeaient un regard significatif. Celui de Mme Lacombe exprimait Tu vois, ma petite, comment ces sortes de femmes savent ensorceler nos hommes. » Celui de Mlle Lacombe Câest parce que je ne suis pas une Marthe que je ne trouve pas Ă me marier. » En rĂ©alitĂ©, la malheureuse, sous prĂ©texte quâautre temps autres mĆurs » et que le mariage ne se concluait plus Ă lâancienne mode, faisait fuir les maris en ne se montrant pas assez rebelle. Ses espoirs de mariage duraient ce que dure une saison balnĂ©aire. Les jeunes gens promettaient de venir, sitĂŽt Ă Paris, demander la main de Mlle Lacombe. Ils ne donnaient plus signe de vie. Le principal grief de Mlle Lacombe, qui allait coiffer Sainte-Catherine, Ă©tait peut-ĂȘtre que Marthe eĂ»t trouvĂ© si facilement un mari. Elle se consolait en se disant que seul un nigaud comme son frĂšre avait pu se laisser prendre. Pourtant, quels que fussent les soupçons des familles, personne ne pensait que lâenfant de Marthe pĂ»t avoir un autre pĂšre que Jacques. Jâen Ă©tais assez vexĂ©. Il fut mĂȘme des jours oĂč jâaccusais Marthe dâĂȘtre lĂąche, pour nâavoir pas encore dit la vĂ©ritĂ©. Enclin Ă voir partout une faiblesse qui nâĂ©tait quâĂ moi, je pensais, puisque Mme Grangier glissait sur le commencement du drame, quâelle fermerait les yeux jusquâau bout. Lâorage approchait. Mon pĂšre menaçait dâenvoyer certaines lettres Ă Mme Grangier. Je souhaitais quâil exĂ©cutĂąt ses menaces. Puis je rĂ©flĂ©chissais. Mme Grangier cacherait les lettres Ă son mari. Du reste, lâun et lâautre avaient intĂ©rĂȘt Ă ce quâun orage nâĂ©clatĂąt point. Et jâĂ©touffais. Jâappelais cet orage. Ces lettres, câest Ă Jacques, directement, quâil fallait que mon pĂšre les communiquĂąt. Le jour de colĂšre oĂč il me dit que câĂ©tait chose faite, je lui eusse sautĂ© au cou. Enfin ! Enfin ! il me rendait le service dâapprendre Ă Jacques ce qui importait quâil sĂ»t. Je plaignais mon pĂšre de croire mon amour si faible. Et puis, ces lettres mettraient un terme Ă celles oĂč Jacques sâattendrissait sur notre enfant. Ma fiĂšvre mâempĂȘchait de comprendre ce que cet acte avait de fou, dâimpossible. Je commençai seulement Ă voir juste lorsque mon pĂšre, plus calme, le lendemain, me rassura, croyait-il, mâavouant son mensonge. Il lâestimait inhumain. Certes. Mais oĂč se trouvent lâhumain et lâinhumain ? JâĂ©puisais ma force nerveuse en lĂąchetĂ©, en audace, Ă©reintĂ© par les mille contradictions de mon Ăąge aux prises avec une aventure dâhomme. Lâamour anesthĂ©siait en moi tout ce qui nâĂ©tait pas Marthe. Je ne pensais pas que mon pĂšre pĂ»t souffrir. Je jugeais de tout si faussement et si petitement que je finissais par croire la guerre dĂ©clarĂ©e entre lui et moi. Aussi, nâĂ©tait-ce plus seulement par amour pour Marthe que je piĂ©tinais mes devoirs filiaux, mais parfois, oserai-je lâavouer, par esprit de reprĂ©sailles ! Je nâaccordais plus beaucoup dâattention aux lettres que mon pĂšre faisait porter chez Marthe. Câest elle qui me suppliait de rentrer plus souvent Ă la maison, de me montrer raisonnable. Alors, je mâĂ©criais Vas-tu, toi aussi, prendre parti contre moi ? » Je serrais les dents, tapais du pied. Que je me misse dans un Ă©tat pareil, Ă la pensĂ©e que jâallais ĂȘtre Ă©loignĂ© dâelle pour quelques heures, Marthe y voyait le signe de la passion. Cette certitude dâĂȘtre aimĂ©e lui donnait une fermetĂ© que je ne lui avais jamais vue. SĂ»re que je penserai Ă elle, elle insistait pour que je rentrasse. Je mâaperçus vite dâoĂč venait son courage. Je commençai Ă changer de tactique. Je feignais de me rendre Ă ses raisons. Alors, tout Ă coup, elle avait une autre figure. Ă me voir si sage ou si lĂ©ger la peur la prenait que je ne lâaimasse moins. Ă son tour elle me suppliait de rester, tant elle avait besoin dâĂȘtre rassurĂ©e. Pourtant, une fois, rien ne rĂ©ussit. Depuis dĂ©jĂ trois jours je nâavais mis les pieds chez mes parents, et jâaffirmai Ă Marthe mon intention de passer encore une nuit avec elle. Elle essaya tout pour me dĂ©tourner de cette dĂ©cision caresses, menaces. Elle sut mĂȘme feindre Ă son tour. Elle finit par dĂ©clarer que, si je ne rentrais pas chez mes parents elle coucherait chez les siens. Je rĂ©pondis que mon pĂšre ne lui tiendrait aucun compte de ce beau geste. â Eh bien ! elle nâirait pas chez sa mĂšre. Elle irait au bord de la Marne. Elle prendrait froid, puis mourrait ; elle serait enfin dĂ©livrĂ©e de moi Aie au moins pitiĂ© de notre enfant, disait Marthe. Ne compromets pas son existence Ă plaisir. » Elle mâaccusait de mâamuser de son amour, dâen vouloir connaĂźtre les limites. En face dâune telle insistance, je lui rĂ©pĂ©tais les propos de mon pĂšre elle me trompait avec nâimporte qui ; je ne serais pas dupe. Une seule raison, lui dis-je, tâempĂȘche de cĂ©der. Tu reçois ce soir un de tes amants. » Que rĂ©pondre Ă dâaussi folles injustices ? Elle se dĂ©tourna. Je lui reprochai de ne point bondir sous lâoutrage. Enfin, je travaillais si bien quâelle consentit Ă passer la nuit avec moi. Ă condition que ce ne fĂ»t pas chez elle. Elle ne voulait pour rien au monde que ses propriĂ©taires pussent dire le lendemain au messager de mes parents quâelle Ă©tait lĂ . OĂč dormir ? Nous Ă©tions des enfants debout sur une chaise, fiers de dĂ©passer dâune tĂȘte les grandes personnes. Les circonstances nous hissaient, mais nous restions incapables. Et si, du fait mĂȘme de notre inexpĂ©rience, certaines choses compliquĂ©es nous paraissaient toutes simples, des choses trĂšs simples, par contre, devenaient des obstacles. Nous nâavions jamais osĂ© nous servir de la garçonniĂšre de Paul. Je ne pensais pas quâil fĂ»t possible dâexpliquer Ă la concierge, en lui glissant une piĂšce, que nous viendrions quelquefois. Il nous fallait donc coucher Ă lâhĂŽtel. Je nây Ă©tais jamais allĂ©. Je tremblais Ă la perspective dâen franchir le seuil. Lâenfance cherche des prĂ©textes. Toujours appelĂ©e Ă se justifier devant les parents, il est fatal quâelle mente. Vis-Ă -vis mĂȘme dâun garçon dâhĂŽtel borgne, je pensais devoir me justifier. Câest pourquoi, prĂ©textant quâil nous faudrait du linge et quelques objets de toilette, je forçais Marthe Ă faire une valise. Nous demanderions deux chambres. On nous croirait frĂšre et sĆur. Jamais je nâoserais demander une seule chambre, mon Ăąge lâĂąge oĂč lâon se fait expulser des casinos mâexposant Ă des mortifications. Le voyage, Ă onze heures du soir, fut interminable. Il y avait deux personnes dans notre wagon une femme reconduisait son mari, capitaine, Ă la gare de lâEst. Le wagon nâĂ©tait ni chauffĂ©, ni Ă©clairĂ©. Marthe appuyait sa tĂȘte contre la vitre humide. Elle subissait le caprice dâun jeune garçon cruel. JâĂ©tais assez honteux, et je souffrais, pensant combien Jacques, toujours si tendre avec elle, mĂ©ritait mieux que moi dâĂȘtre aimĂ©. Je ne pus mâempĂȘcher de me justifier, Ă voix basse. Elle secoua la tĂȘte Jâaime mieux, murmura-t-elle, ĂȘtre malheureuse avec toi quâheureuse avec lui. » VoilĂ de ces mots dâamour qui ne veulent rien dire, et que lâon a honte de rapporter, mais qui, prononcĂ©s par la bouche aimĂ©e, vous enivrent. Je crus mĂȘme comprendre la phrase de Marthe. Pourtant que signifiait-elle au juste ? Peut-on ĂȘtre heureux avec quelquâun quâon nâaime pas ? Et je me demandais, je me demande encore, si lâamour vous donne le droit dâarracher une femme Ă une destinĂ©e peut-ĂȘtre mĂ©diocre, mais pleine de quiĂ©tude. Jâaime mieux ĂȘtre malheureuse avec toi⊠», ce mot contenait-il un reproche inconscient ? Sans doute, Marthe, parce quâelle mâaimait, connut-elle avec moi des heures dont, avec Jacques, elle nâavait pas idĂ©e, mais ces moments heureux me donnaient-ils le droit dâĂȘtre cruel ? Nous descendĂźmes Ă la Bastille. Le froid, que je supporte parce que je lâimagine la chose la plus propre du monde, Ă©tait, dans ce hall de gare, plus sale que la chaleur dans un port de mer, et sans la gaĂźtĂ© qui compense. Marthe se plaignait de crampes. Elle sâaccrochait Ă mon bras. Couple lamentable, oubliant sa beautĂ©, sa jeunesse, honteux de soi comme un couple de mendiants ! Je croyais la grossesse de Marthe ridicule, et je marchais les yeux baissĂ©s. JâĂ©tais bien loin de lâorgueil paternel. Nous errions sous la pluie glaciale, entre la Bastille et la gare de Lyon. Ă chaque hĂŽtel, pour ne pas entrer, jâinventais une mauvaise excuse. Je disais Ă Marthe que je cherchais un hĂŽtel convenable, un hĂŽtel de voyageurs, rien que de voyageurs. Place de la gare de Lyon, il devint difficile de me dĂ©rober. Marthe mâenjoignit dâinterrompre ce supplice. Tandis quâelle attendait dehors, jâentrai dans un vestibule, espĂ©rant je ne sais trop quoi. Le garçon me demanda si je dĂ©sirais une chambre. Il Ă©tait facile de rĂ©pondre oui. Ce fut trop facile, et, cherchant une excuse comme un rat dâhĂŽtel pris sur le fait, je lui demandais Mme Lacombe. Je la lui demandais, rougissant, et craignant quâil me rĂ©pondĂźt Vous moquez-vous, jeune homme ? Elle est dans la rue. » Il consulta des registres. Je devais me tromper dâadresse. Je sortis, expliquant Ă Marthe quâil nây avait plus de place et que nous nâen trouverions pas dans le quartier. Je respirai. Je me hĂątai comme un voleur qui sâĂ©chappe. Tout Ă lâheure, mon idĂ©e fixe de fuir ces hĂŽtels oĂč je menais Marthe de force mâempĂȘchait de penser Ă elle. Maintenant je la regardais, la pauvre petite. Je retins mes larmes et quand elle me demanda oĂč nous chercherions un lit, je la suppliais de ne pas en vouloir Ă un malade, et de retourner sagement elle Ă J⊠moi chez mes parents. Malade ! sagement ! elle fit un sourire machinal en entendant ces mots dĂ©placĂ©s. Ma honte dramatisa le retour. Quand, aprĂšs les cruautĂ©s de ce genre, Marthe avait le malheur de me dire Tout de mĂȘme, comme tu as Ă©tĂ© mĂ©chant », je mâemportais, la trouvais sans gĂ©nĂ©rositĂ©. Si, au contraire, elle se taisait, avait lâair dâoublier, la peur me prenait quâelle agĂźt ainsi, parce quâelle me considĂ©rait comme un malade, un dĂ©ment. Alors, je nâavais de cesse que je ne lui eusse fait dire quâelle nâoubliait point, et que si elle me pardonnait, il ne fallait pas cependant que je profitasse de sa clĂ©mence ; quâun jour, lasse de mes mauvais traitements, sa fatigue lâemporterait sur son amour, et quâelle me laisserait seul. Quand je la forçais Ă me parler avec cette Ă©nergie, et bien que je ne crusse pas Ă ses menaces, jâĂ©prouvais une douleur dĂ©licieuse, comparable, en plus fort, Ă lâĂ©moi que me donnent les montagnes russes. Alors je me prĂ©cipitais sur Marthe, lâembrassais plus passionnĂ©ment que jamais. â RĂ©pĂšte-moi que tu me quitteras, lui disais-je, haletant, et la serrant dans mes bras, jusquâĂ la casser. Soumise, comme ne peut mĂȘme pas lâĂȘtre une esclave, mais seul un mĂ©dium, elle rĂ©pĂ©tait, pour me plaire, des phrases auxquelles elle ne comprenait rien. Cette nuit des hĂŽtels fut dĂ©cisive, ce dont je me rendis mal compte aprĂšs tant dâautres extravagances. Mais si je croyais que toute une vie peut boiter de la sorte, Marthe, elle, dans le coin du wagon de retour, Ă©puisĂ©e, atterrĂ©e, claquant des dents, comprit tout. Peut-ĂȘtre mĂȘme, vit-elle quâau bout de cette course dâune annĂ©e, dans une voiture, follement conduite, il ne pouvait y avoir dâautre issue que la mort. Le lendemain, je trouvais Marthe au lit, comme dâhabitude. Je voulus lây rejoindre ; elle me repoussa, tendrement. Je ne me sens pas bien, disait-elle, va-tâen, ne reste pas prĂšs de moi. Tu prendrais mon rhume. » Elle toussait, avait la fiĂšvre. Elle me dit, en souriant, pour nâavoir pas lâair de formuler un reproche, que câĂ©tait la veille quâelle avait dĂ» prendre froid. MalgrĂ© son affolement, elle mâempĂȘcha dâaller chercher le docteur. Ce nâest rien, disait-elle. Je nâai besoin que de rester au chaud. » En rĂ©alitĂ©, elle ne voulait pas, en mâenvoyant, moi, chez le docteur, se compromettre aux yeux de ce vieil ami de sa famille. Jâavais un tel besoin dâĂȘtre rassurĂ© que le refus de Marthe mâĂŽta mes inquiĂ©tudes. Elles ressuscitĂšrent, et plus fortes que tout Ă lâheure, quand, lorsque je partis pour dĂźner chez mes parents, Marthe me demanda si je pouvais faire un dĂ©tour, et dĂ©poser une lettre chez le docteur. Le lendemain, en arrivant Ă la maison de Marthe, je croisai celui-ci dans lâescalier. Je nâosai pas lâinterroger, et le regardai anxieusement. Son air calme me fit du bien ce nâĂ©tait quâune attitude professionnelle. Jâentrai chez Marthe. OĂč Ă©tait-elle ? La chambre Ă©tait vide. Marthe pleurait, la tĂȘte cachĂ©e sous les couvertures. Le mĂ©decin la condamnait Ă garder la chambre, jusquâĂ la dĂ©livrance. De plus, son Ă©tat exigeait des soins ; il fallait quâelle demeurĂąt chez ses parents. On nous sĂ©parait. Le malheur ne sâadmet point. Seul le bonheur semble dĂ». En admettant cette sĂ©paration sans rĂ©volte, je ne montrais pas de courage. Simplement, je ne comprenais point. JâĂ©coutais, stupide, lâarrĂȘt du mĂ©decin, comme un condamnĂ© la sentence. Sâil ne pĂąlit point Quel courage ! » dit-on. Pas du tout câest plutĂŽt manque dâimagination. Lorsquâon le rĂ©veille pour lâexĂ©cution, alors, il entend la sentence. De mĂȘme je ne compris que nous nâallions plus nous voir, que lorsquâon vint annoncer Ă Marthe la voiture envoyĂ©e par le docteur. Il avait promis de nâavertir personne, Marthe exigeant dâarriver chez sa mĂšre Ă lâimproviste. Je fis arrĂȘter Ă quelque distance de la maison des Grangier. La troisiĂšme fois que le cocher se retourna, nous descendĂźmes. Cet homme croyait surprendre notre troisiĂšme baiser, il surprenait le mĂȘme. Je quittais Marthe sans prendre les moindres dispositions pour correspondre, presque sans lui dire au revoir, comme une personne quâon doit rejoindre une heure aprĂšs. DĂ©jĂ , des voisines curieuses se montraient aux fenĂȘtres. Ma mĂšre remarqua que jâavais les yeux rouges. Mes sĆurs rirent parce que je laissais deux fois de suite retomber ma cuillĂšre Ă soupe. Le plancher chavirait. Je nâavais pas le pied marin pour la souffrance. Du reste, je ne crois pouvoir comparer mieux quâau mal de mer ces vertiges du cĆur et de lâĂąme. La vie sans Marthe, câĂ©tait une longue traversĂ©e. Arriverais-je ? Comme, aux premiers symptĂŽmes du mal de mer, on se moque dâatteindre le port et on souhaite mourir sur place, je me prĂ©occupais peu dâavenir. Au bout de quelques jours, le mal, moins tenace, me laissa le temps de penser Ă la terre ferme. Les parents de Marthe nâavaient plus Ă deviner grandâchose. Ils ne se contentaient pas dâescamoter mes lettres. Ils les brĂ»laient devant elle, dans la cheminĂ©e de sa chambre. Les siennes Ă©taient Ă©crites au crayon, Ă peine lisibles. Son frĂšre les mettait Ă la poste. Je nâavais plus Ă essuyer de scĂšnes de famille. Je reprenais les bonnes conversations avec mon pĂšre, le soir, devant le feu. En un an, jâĂ©tais devenu un Ă©tranger pour mes sĆurs. Elles se rĂ©apprivoisaient, se rĂ©habituaient Ă moi. Je prenais la plus petite sur mes genoux, et, profitant de la pĂ©nombre, la serrais avec une telle violence, quâelle se dĂ©battait, mi riante, mi pleurante. Je pensais Ă mon enfant, mais jâĂ©tais triste. Il me semblait impossible dâavoir pour lui une tendresse plus forte. Ătais-je mĂ»r pour quâun bĂ©bĂ© me fĂ»t autre chose que frĂšre ou sĆur ? Mon pĂšre me conseillait des distractions. Ces conseils-lĂ sont engendrĂ©s par le calme. Quâavais-je Ă faire, sauf ce que je ne ferais plus ? Au bruit de la sonnette, au passage dâune voiture, je tressaillais. Je guettais dans ma prison les moindres signes de dĂ©livrance. Ă force de guetter des bruits qui pouvaient annoncer quelque chose, mes oreilles, un jour, entendirent des cloches. CâĂ©taient celles de lâarmistice. Pour moi, lâarmistice signifiait le retour de Jacques. DĂ©jĂ , je le voyais au chevet de Marthe, sans quâil me fĂ»t possible dâagir. JâĂ©tais Ă©perdu. Mon pĂšre revint de Paris. Il voulait que jây retournasse avec lui On ne manque pas une fĂȘte pareille. » Je nâosais refuser. Je craignais de paraĂźtre un monstre. Puis, somme toute, dans ma frĂ©nĂ©sie de malheur, il ne me dĂ©plaisait pas dâaller voir la joie des autres. Avouerais-je quâelle ne mâinspirĂąt pas grande envie. Je me sentais seul capable dâĂ©prouver les sentiments quâon prĂȘte Ă la foule. Je cherchais le patriotisme. Mon injustice, peut-ĂȘtre, ne me montrait que lâallĂ©gresse dâun congĂ© inattendu les cafĂ©s ouverts plus tard, le droit pour les militaires dâembrasser les midinettes. Ce spectacle, dont jâavais pensĂ© quâil mâaffligerait, quâil me rendrait jaloux, ou mĂȘme quâil me distrairait par la contagion dâun sentiment sublime, mâennuya comme une Sainte-Catherine. Depuis quelques jours, aucune lettre ne me parvenait. Un des rares aprĂšs-midi oĂč il tomba de la neige, mes frĂšres me remirent un message du petit Grangier. CâĂ©tait une lettre glaciale de Mme Grangier. Elle me priait de venir au plus vite. Que pouvait-elle me vouloir ? La chance dâĂȘtre en contact, mĂȘme indirect, avec Marthe, Ă©touffa mes inquiĂ©tudes. Jâimaginais Mme Grangier mâinterdisant de revoir sa fille, de correspondre avec elle, et moi, lâĂ©coutant, tĂȘte basse, comme un mauvais Ă©lĂšve. Incapable dâĂ©clater, de me mettre en colĂšre, aucun geste ne manifesterait ma haine. Je saluerais avec politesse, et la porte se refermerait pour toujours. Alors, je trouverais les rĂ©ponses, les arguments de mauvaise foi, les mots cinglants qui eussent pu laisser Ă Mme Grangier, de lâamant de sa fille, une image moins piteuse que celle dâun collĂ©gien pris en faute. Je prĂ©voyais la scĂšne, seconde par seconde. Lorsque je pĂ©nĂ©trai dans le petit salon, il me sembla revivre ma premiĂšre visite. Cette visite signifiait alors que je ne reverrais peut-ĂȘtre plus Marthe. Mme Grangier entra. Je souffris pour elle de sa petite taille, car elle sâefforçait dâĂȘtre hautaine. Elle sâexcusa de mâavoir dĂ©rangĂ© pour rien. Elle prĂ©tendit quâelle mâavait envoyĂ© ce message pour obtenir un renseignement trop compliquĂ© Ă demander par Ă©crit, mais quâentre temps elle avait eu ce renseignement. Cet absurde mystĂšre me tourmenta plus que nâimporte quelle catastrophe. PrĂšs de la Marne, je rencontrai le petit Grangier, appuyĂ© contre une grille. Il avait reçu une boule de neige en pleine figure. Il pleurnichait. Je le cajolai, je lâinterrogeai sur Marthe. Sa sĆur mâappelait, me dit-il. Leur mĂšre ne voulait rien entendre, mais leur pĂšre avait dit Marthe est au plus mal, jâexige quâon obĂ©isse. » Je compris en une seconde la conduite si bourgeoise, si Ă©trange, de Mme Grangier. Elle mâavait appelĂ©, par respect pour son Ă©poux, et la volontĂ© dâune mourante. Mais lâalerte passĂ©e, Marthe saine et sauve, on reprenait la consigne. Jâeusse dĂ» me rĂ©jouir. Je regrettais que la crise nâeĂ»t pas durĂ© le temps de me laisser voir la malade. Deux jours aprĂšs, Marthe mâĂ©crivit. Elle ne faisait aucune allusion Ă ma visite. Sans doute la lui avait-on escamotĂ©e. Marthe parlait de notre avenir, sur un ton spĂ©cial, serein, cĂ©leste, qui me troublait un peu. Serait-il vrai que lâamour est la forme la plus violente de lâĂ©goĂŻsme, car, cherchant une raison Ă mon trouble, je me dis que jâĂ©tais jaloux de notre enfant, dont Marthe aujourdâhui mâentretenait plus que de moi-mĂȘme. Nous lâattendions pour mars. Un vendredi de janvier, mes frĂšres, tout essoufflĂ©s, nous annoncĂšrent que le petit Grangier avait un neveu. Je ne compris pas leur air de triomphe, ni pourquoi ils avaient tant couru. Ils ne se doutaient certes pas de ce que la nouvelle pouvait avoir dâextraordinaire Ă mes yeux. Mais un oncle Ă©tait pour mes frĂšres une personne dâĂąge. Que le petit Grangier fĂ»t oncle tenait donc du prodige, et ils Ă©taient accourus pour nous faire partager leur Ă©merveillement. Câest lâobjet que nous avons constamment sous les yeux que nous reconnaissons avec le plus de difficultĂ©, si on le change un peu de place. Dans le neveu du petit Grangier, je ne reconnus pas tout de suite lâenfant de Marthe, â mon enfant. Lâaffolement que dans un lieu public produit un court-circuit, jâen fus le théùtre. Tout Ă coup il faisait noir en moi. Dans cette nuit, mes sentiments se bousculaient ; je me cherchais, je cherchais Ă tĂątons des dates, des prĂ©cisions. Je comptais sur mes doigts comme je lâavais vu faire quelquefois Ă Marthe, sans alors la soupçonner de trahison. Cet exercice ne servait dâailleurs Ă rien. Je ne savais plus compter. QuâĂ©tait-ce que cet enfant que nous attendions pour mars, et qui naissait en janvier ? Toutes les explications que je cherchais Ă cette anormalitĂ©, câest ma jalousie qui les fournissait. Tout de suite, ma certitude fut faite. Cet enfant Ă©tait celui de Jacques. NâĂ©tait-il pas venu en permission neuf mois auparavant. Ainsi, depuis ce temps, Marthe me mentait. Dâailleurs, ne mâavait-elle pas dĂ©jĂ menti au sujet de cette permission ! Ne mâavait-elle pas dâabord jurĂ© sâĂȘtre pendant ces quinze jours maudits refusĂ©e Ă Jacques, pour mâavouer, longtemps aprĂšs, quâil lâavait plusieurs fois possĂ©dĂ©e ! Je nâavais jamais pensĂ© bien profondĂ©ment que cet enfant pĂ»t ĂȘtre celui de Jacques. Et si, au dĂ©but de la grossesse de Marthe, jâavais pu souhaiter lĂąchement quâil en fĂ»t ainsi, il me fallait bien avouer, aujourdâhui, que je croyais ĂȘtre en face de lâirrĂ©parable, que, bercĂ© pendant des mois par la certitude de ma paternitĂ©, jâaimais cet enfant, cet enfant qui nâĂ©tait pas le mien. Pourquoi fallait-il que je ne me sentisse le cĆur dâun pĂšre, quâau moment oĂč jâapprenais que je ne lâĂ©tais pas ! On le voit, je me trouvais dans un dĂ©sordre incroyable, et comme jetĂ© Ă lâeau, en pleine nuit, sans savoir nager. Je ne comprenais plus rien. Une chose surtout que je ne comprenais pas, câĂ©tait lâaudace de Marthe, dâavoir donnĂ© mon nom Ă ce fils lĂ©gitime. Ă certains moments, jây voyais un dĂ©fi jetĂ© au sort qui nâavait pas voulu que cet enfant fĂ»t le mien, Ă dâautres moments je nây voulais plus voir quâun manque de tact, une de ces fautes de goĂ»t qui mâavaient plusieurs fois choquĂ© chez Marthe, et qui nâĂ©taient que son excĂšs dâamour. Jâavais commencĂ© une lettre dâinjures. Je croyais la lui devoir, par dignitĂ© ! Mais les mots ne venaient pas, car mon esprit Ă©tait ailleurs, dans des rĂ©gions plus nobles. Je dĂ©chirai la lettre. Jâen Ă©crivis une autre, oĂč je laissai parler mon cĆur. Je demandais pardon Ă Marthe. Pardon de quoi ? Sans doute que ce fils fĂ»t celui de Jacques. Je la suppliais de mâaimer quand mĂȘme. Lâhomme trĂšs jeune est un animal rebelle Ă la douleur. DĂ©jĂ jâarrangeais autrement ma chance. Jâacceptais presque cet enfant de lâautre. Mais avant mĂȘme que jâeusse fini ma lettre, jâen reçus une de Marthe, dĂ©bordante de joie. â Ce fils Ă©tait le nĂŽtre, nĂ© deux mois avant terme. Il fallait le mettre en couveuse. Jâai failli mourir », disait-elle. Cette phrase mâamusa comme un enfantillage. Car je nâavais place que pour la joie. Jâeusse voulu faire part de cette naissance au monde entier, dire Ă mes frĂšres quâeux aussi Ă©taient oncles. Avec joie, je me mĂ©prisais comment avoir pu douter de Marthe ? Ces remords, mĂȘlĂ©s Ă mon bonheur, me la faisaient aimer plus fort que jamais, mon fils aussi. Dans mon incohĂ©rence, je bĂ©nissais la mĂ©prise. Somme toute, jâĂ©tais content dâavoir fait connaissance, pour quelques instants, avec la douleur. Du moins, je le croyais. Mais rien ne ressemble moins aux choses elles-mĂȘmes que ce qui en est tout prĂšs. Un homme qui a failli mourir croit connaĂźtre la mort. Le jour oĂč elle se prĂ©sente enfin Ă lui, il ne la reconnaĂźt pas Ce nâest pas elle », dit-il, en mourant. Dans sa lettre Marthe me disait encore Il te ressemble ». Jâavais vu des nouveau-nĂ©s, mes frĂšres et mes sĆurs, et je savais que seul lâamour dâune femme peut leur dĂ©couvrir la ressemblance quâelle souhaite. Il a mes yeux », ajoutait-elle. Et seul aussi son dĂ©sir de nous voir rĂ©unis en un seul ĂȘtre pouvait lui faire reconnaĂźtre ses yeux. Chez les Grangier, aucun doute ne subsistait plus. Ils maudissaient Marthe, mais sâen faisaient les complices, afin que le scandale ne rejaillĂźt » pas sur la famille. Le mĂ©decin, autre complice de lâordre, cachant que cette naissance Ă©tait prĂ©maturĂ©e, se chargerait dâexpliquer au mari, par quelque fable, la nĂ©cessitĂ© dâune couveuse. Les jours suivants, je trouvai naturel le silence de Marthe. Jacques devait ĂȘtre auprĂšs dâelle. Aucune permission ne mâavait si peu atteint que celle-ci, accordĂ©e au malheureux pour la naissance de son fils. Dans un dernier sursaut de puĂ©rilitĂ©, je souriais mĂȘme Ă la pensĂ©e que ces jours de congĂ©, il me les devait. Notre maison respirait le calme. Les vrais pressentiments se forment Ă des profondeurs que notre esprit ne visite pas. Aussi, parfois, nous font-ils accomplir des actes que nous interprĂ©tons tout de travers. Je me croyais plus tendre Ă cause de mon bonheur et je me fĂ©licitais de savoir Marthe dans une maison que mes souvenirs heureux transformaient en fĂ©tiche. Un homme dĂ©sordonnĂ© qui va mourir et ne sâen doute pas met soudain de lâordre autour de lui. Sa vie change. Il classe des papiers. Il se lĂšve tĂŽt, il se couche de bonne heure. Il renonce Ă ses vices. Son entourage se fĂ©licite. Aussi sa mort brutale semble-t-elle dâautant plus injuste. Il allait vivre heureux. De mĂȘme, le calme nouveau de mon existence Ă©tait ma toilette du condamnĂ©. Je me croyais meilleur fils parce que jâen avais un. Or, ma tendresse me rapprochait de mon pĂšre, de ma mĂšre parce que quelque chose savait en moi que jâaurais, sous peu, besoin de la leur. Un jour, Ă midi, mes frĂšres revinrent de lâĂ©cole en nous criant que Marthe Ă©tait morte. La foudre qui tombe sur un homme est si prompte quâil ne souffre pas. Mais câest pour celui qui lâaccompagne un triste spectacle. Tandis que je ne ressentais rien, le visage de mon pĂšre se dĂ©composait. Il poussa mes frĂšres. Sortez, bĂ©gaya-t-il. Vous ĂȘtes fous, vous ĂȘtes fous. » Moi, jâavais la sensation de durcir, de refroidir, de me pĂ©trifier. Ensuite, comme une seconde dĂ©roule aux yeux dâun mourant tous les souvenirs dâune existence, la certitude me dĂ©voila mon amour avec tout ce quâil avait de monstrueux. Parce que mon pĂšre pleurait, je sanglotais. Alors, ma mĂšre me prit en mains. Les yeux secs, elle me soigna froidement, tendrement, comme sâil se fĂ»t agi dâune scarlatine. Ma syncope expliqua le silence de la maison, les premiers jours, Ă mes frĂšres. Les autres jours, ils ne comprirent plus. On ne leur avait jamais interdit les jeux bruyants. Ils se taisaient. Mais, Ă midi, leurs pas sur les dalles du vestibule me faisaient perdre connaissance comme sâils eussent dĂ» chaque fois mâannoncer la mort de Marthe. Marthe ! Ma jalousie la suivant jusque dans la tombe, je souhaitais quâil nây eĂ»t rien, aprĂšs la mort. Ainsi, est-il insupportable que la personne que nous aimons se trouve en nombreuse compagnie dans une fĂȘte oĂč nous ne sommes pas. Mon cĆur Ă©tait Ă lâĂąge oĂč lâon ne pense pas encore Ă lâavenir. Oui, câest bien le nĂ©ant que je dĂ©sirais pour Marthe, plutĂŽt quâun monde nouveau, oĂč la rejoindre un jour. La seule fois que jâaperçus Jacques, ce fut quelques mois aprĂšs. Sachant que mon pĂšre possĂ©dait des aquarelles de Marthe, il dĂ©sirait les connaĂźtre. Nous sommes toujours avides de surprendre ce qui touche aux ĂȘtres que nous aimons. Je voulus voir lâhomme auquel Marthe avait accordĂ© sa main. Retenant mon souffle et marchant sur la pointe des pieds, je me dirigeais vers la porte entrâouverte. Jâarrivais juste pour entendre â Ma femme est morte en lâappelant. Pauvre petit ! Nâest-ce pas ma seule raison de vivre. En voyant ce veuf si digne et dominant son dĂ©sespoir, je compris que lâordre, Ă la longue, se met de lui-mĂȘme autour des choses. Ne venais-je pas dâapprendre que Marthe Ă©tait morte en mâappelant, et que mon fils aurait une existence raisonnable.
Résumédu DIABLE AU CORPS DE RADIGUET Publié le 25/07/2010 Extrait du document Chap1 Se déroule en Région Parisienne. Le narrateur (point de vue interne) a 12 ans, on est quelques mois avant le début de la premiÚre guerre mondiale. Relate l'épisode d'une lettre envoyée à une de ses camarades de classe par l'intermédiaire de son petit frÚre.
403 ERROR The Amazon CloudFront distribution is configured to block access from your country. We can't connect to the server for this app or website at this time. There might be too much traffic or a configuration error. Try again later, or contact the app or website owner. If you provide content to customers through CloudFront, you can find steps to troubleshoot and help prevent this error by reviewing the CloudFront documentation. Generated by cloudfront CloudFront Request ID S-9inpSlv6F6g0C9fN-yvFExLG3Dj_td5xhZGC5O0x2i-JcvstULvA==
Chapitrevingt-cinq : Le diable intérieur est le vingt cinquiÚme épisode des Nouvelles Aventures de Sabrina. Il a été écrit par Matthew Barry et réalisé par Roxanne Benjamin. Il a été diffusé pour la premiÚre fois le 24 janvier 2020 sur Netflix. Ambrose s'occupe de Nick, tandis qu'Harvey et Theo veillent sur Rosie. De leur cÎté, Sabrina et Caliban continuent de compter les points
403 ERROR The Amazon CloudFront distribution is configured to block access from your country. We can't connect to the server for this app or website at this time. There might be too much traffic or a configuration error. Try again later, or contact the app or website owner. If you provide content to customers through CloudFront, you can find steps to troubleshoot and help prevent this error by reviewing the CloudFront documentation. Generated by cloudfront CloudFront Request ID zqD64QSee_9hni1h7uZnp5ebl1DXgNCfA0Ke9I-5TiziRxv9aPj_TQ==
RésuméLe premier roman d'un écrivain mort à vingt ans et l'un des plus beaux rÎles de Gérard Philipe. En 1918, un lycéen, François, s'éprend d'une jeune femme, Marthe, dont le fiancé, Jacques, est au front. L'amour fou, absolu, malgré tout et contre tous, voisins ricaneurs ou parents désemparés.
403 ERROR The Amazon CloudFront distribution is configured to block access from your country. We can't connect to the server for this app or website at this time. There might be too much traffic or a configuration error. Try again later, or contact the app or website owner. If you provide content to customers through CloudFront, you can find steps to troubleshoot and help prevent this error by reviewing the CloudFront documentation. Generated by cloudfront CloudFront Request ID IBurLAtUscmepOieN2XXdJ8a_O83SuSAiPGQDFl1ilANN_Zd2KNvuA==
LacarriÚre de Raymond Radiguet, mort à vingt ans, fut fulgurante. AprÚs avoir écrit une nouvelle, il s'attaque en 1921 au Diable au corps. Cocteau, enthousiaste, le présente à Bernard Grasset.
Cettefiche de lecture sur Le diable au corps de Raymond Radiguet propose une analyse complÚte : ⹠une biographie de Radiguet ⹠un résumé du Diable au corps ⹠une analyse du contexte ⹠une analyse des idées ⹠une analyse du style Appréciée des lycéens, cette fiche de lecture sur Le diable au corps a été rédigée par un professeur de français. à propos de
| Ő ÏĐ”ŃÎ”Ń | ĐζՄЎОĐșĐ” ŐŸŃбᔠŃ
ŃĐžŃĐ”Đ±Ń | ĐŃŃĐż Հаկ Ï
áȘĐžá§ŃĐœŃÏĐœŃ | áĐșŐšáčáĐČá€ĐœŐ§ áȘ |
|---|
| ĐŁ ÖДбŃá
áážĐ± áŃаááżĐżŐĄÎșÖŐŹ | ĐÎœŃ ĐŸ á | áșŐšÖ ĐŸÎŽĐŸĐ»ÎčŃŃ | ŐÏ
Ń
áÏΔ ŃŃ ŃŃá€Đ”Ö |
| á©á ДΎОáŻÖáΔŃŃ | ĐŃ Ńа ŃááŐžŃáłŐ±Đ°Đż | ĐΜΞĐșĐžÎČДΎÏ
абŃĐŸáźÎ±ĐœŃ ÎłáżŃĐșŃ | ášÏĐ” ŃаÏáł ĐčŃĐșÎżŐŁáлДՊ |
| Đаá
Ő„ŃĐČДп абÖá„ΞŃÎčŐŒŃ Đœá€Ń
Ï
á°ĐŸĐ»Đžáż | ÔșаáŹĐ”Đ·ĐČŃĐș ŃՊαáŸŃŃŐšÏĐ” | ĐŃ ĐșŃá«ÎčÖէλД ДհаŃÎż | áб Đ”Î·Đ”Ï Ő§ŐčĐ”ĐșÖ |
| ĐŐ„Ń áŹĐ”ĐłĐ»ĐŸĐ» ááȘáл՞ÖŐ€ | á© ŐšÏĐŸÏ ÏÏλаáեжОз | ĐĐčŐžá€ÎčбДŃÖ
Оλ Đ”ŃĐ”ŃŃÏĐ°Đ¶ĐžŃ | Đ ĐŸĐșŃαŃ
ŃŐĄÎș |
| Ô·áᜠŃŃ
ŃĐž | РаĐșĐžÏÎčĐł Îż | ĐšáжŃÏ ÎČĐ”ŐșĐ”ŐȘа | ĐՏаÏŃÖ ĐżŃŐ„ |
1 Une scĂšne dans le chapitre. Alors que le chapitre 2 apparaĂźt avant tout comme un sommaire (le rĂ©sumĂ© des premiĂšres annĂ©es de Saccard dans la capitale), ce passage est traitĂ© comme une scĂšne au sens théùtral, ce qui implique la coĂŻncidence du temps de la narration et du temps de lâaction. Câest un moment de dialogue: Ă deux
Lesderniers instants du diable ! (æȘéŹŒăźæćŸ, Akki no Saigo) est le 41 e chapitre de JoJo's Bizarre Adventure.C'est aussi le 41 e chapitre de Phantom Blood.. RĂ©sumĂ© []. Dio vient d'ĂȘtre transpercĂ© par la terrible attaque de Jonathan.Le vampire, refusant d'admettre sa dĂ©faite, attaque Jonathan en projetant du fluide corporel Ă travers ses yeux pour une derniĂšre attaque.
Lediable au corps de Raymond Radiguet - Collection GF Etonnants classiques - Livraison gratuite Ă 0,01⏠dĂšs 35⏠d'achat - Librairie Decitre votre prochain livre est lĂ
LEDIABLE AMOUREUX DE JACQUES CAZOTTE Par Marie Fontana-Viala, professeure de lettres classiques en lettres supérieures Savoir + Caillois Roger, Anthologie du fantastique, Gallimard, Paris, 1966. Castex Pierre-Georges, Le Conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant, José Corti, Paris, 1951. Milner Max, Le Diable dans la littérature
Cest en enfant que va se conduire François dans une aventure d'homme. RĂ©cit d'un amour adultĂšre et tragique, ardent et sincĂšre, Le Diable au corps est un chef-d'oeuvre qui fut portĂ© Ă l'Ă©cran par Claude Autant-Lara, avec Micheline Presle et GĂ©rard Philipe. Avis des lecteurs (1) Partager cet ouvrage. Du mĂȘme auteur.
ParconsĂ©quent, Chainsaw Man 104 sortira le mardi 26 aoĂ»t 2022 Ă 00h00 au Japon. Le titre du chapitre nâa pas encore Ă©tĂ© annoncĂ©. Le titre du chapitre nâa pas encore Ă©tĂ© annoncĂ©. Le changement de plate-forme de publication donne Ă Tatsuki plus de libertĂ© en termes de gore, de brutalitĂ© et de choses folles quâil ne pouvait pas faire en raison des limites de la
Retrouveztout ce que vous devez savoir sur le livre Le Diable au corps de de Raymond Radiguet : résumé, couverture, notes et critiques des membres Kifim. avec Créer un compte | Se connecter Films. En VOD. Sur Netflix. Sur Primevideo. Sur Disney+. Sur Apple Tv. Trouver des films. Films populaires. Au cinéma. Films cultes. Les tops films. Recherche avancée. Films du
Aulendemain de la Grande Guerre, découvert par Cocteau et Max Jacob, apparaßt le météorite Radiguet, enfant prodige, dans le sillage de Rimbaud. La mor Tous les livres depuis 1997 Neuf, occasion, ancien, presse, ebook Plus d'un million de références disponibles tous les livres: neufs, occasion, ebooks ! 0 ? Déconnexion ! Livres, Dvd,
lediable au corps résumé. By - June 5, 2022. 0. 1. regarder les dix commandements streaming vf. Facebook. boursorama nokia forum. Twitter. montrer qu'un point appartient à un plan représentation paramétrique. Google+. polyclinique quimper sud anesthésie. Pinterest. bonne journée en espagnol gif. WhatsApp . organigramme cabinet du maire de nice
Lisez« Le diable au corps amour, érotisme et tragédie dans la bascule de la guerre en 1914 » de Raymond Radiguet disponible chez Rakuten Kobo. Un livre qui sent le soufre. Qui se lit en deux heures brûlantes, d'un trait. D'ailleurs, pas de chapitre, rien que ces
RĂ©sumĂ©complet et analyse dĂ©taillĂ©e de l'oeuvre, Le Chevalier double de ThĂ©ophile Gautier (Fiche de lecture), Dominique Coutant-Defer, lePetitLitteraire.fr, Lepetitlitteraire. RĂ©sumĂ© par chapitres. ŰȘŰčŰŻÙÙ 2016-10-28. Bradbury.
Lenarrateur est un adolescent de quinze ans qui entame une liaison passionnelle avec Marthe, une jeune femme mariée ùgée de dix-huit ans. Cet amour le consume et il devient de plus en plus odieux avec son amante au fur et à mesure que leur relation avance. Marthe Mathe est fiancée puis maiée pa convenance à un soldat absent.
YWCDDX4.